En envoyant l'aviation française frapper les colonnes
djihadistes qui se dirigeaient vers Bamako, puis en dépêchant les troupes au
sol pour pallier les défaillances de l'armée malienne, le président de la
République, François Hollande, gère d'abord les effets pervers de la frappe de
son prédécesseur sur les colonnes blindées de Kadhafi qui faisaient route vers
Benghazi le 19 mars 2011.
Ce que l'on
nomme aujourd'hui encore en Libye avec émotion "Darbet Sarcou"
("la frappe de 'Sarko'") a indéniablement sauvé des milliers de
civils dans la capitale de la Cyrénaïque, et permis à la révolution de prendre le
tournant qui aboutirait à la chute du tyran. Mais faute d'accompagnement politique,
et parce qu'elle n'a pas mobilisé – au-delà de l'émotion de départ – les
connaissances et les savoirs de fond disponibles sur les sociétés arabo-islamiques, l'intervention de
la France et de l'OTAN en Libye s'est traduite par l'implosion de ce pays en
une myriade de factions locales, ethniques ou idéologiques, appuyées sur des
katibas (phalanges) surarmées auxquelles le chétif Etat post-kadhafiste ne peut
imposer le monopole d'une quelconque force légitime.
Du fait de
cette imprévoyance de nos décideurs et stratèges, toute la région, du Sahel auMoyen-Orient,
est noyée sous un afflux d'armements provenant du pillage des énormes arsenaux
libyens – et cela a constitué une aubaine pour les groupes salafistes radicaux.
Leur prolifération profite du désenchantement généralisé des couches
déshéritées deux ans après les révolutions arabes, confrontées à la récession
économique et à l'aggravation de la misère. L'impunité des djihadistes de tout
poil bénéficie aussi de l'affaiblissement des instances de maintien de l'ordre
après la chute des régimes autoritaires, ainsi que des ambigüités de certains
dirigeants des partis portés au pouvoir par les élections, issus des Frères
musulmans, et qui les favorisent en sous-main pour combattre leurs ennemis
communs laïques.
FLAMBÉE
SALAFISTE
Comme on le
voit en Tunisie, en Egypte et en Libye notamment, ces groupes prônent
aujourd'hui en guise de panacée sociale l'établissement par la violence d'un
Etat islamique et la stricte application de la charia – dont les mesures ont
été mises en œuvre spectaculairement au nord du Mali par les AQMI (Al Qaida au
Maghreb islamique) et autres Ansar Ed din (les partisans de la religion) ; mais
elles se sont traduites également avec l'attaque du consulat américain de
Benghazi et de l'ambassade américaine à Tunis par des groupes salafistes
portant le même nom, Ansar al Charia (Les partisans de la charia) en septembre
dernier. Boucs émissaires de ces exactions : d'abord les femmes non voilées,
les universitaires et artistes, les minorités religieuses, et les adeptes de l'islam
traditionnel non radical.
Les antiques
mausolées de ces derniers sont aujourd'hui dynamités pour "impiété"
de Tombouctou à Sidi Bou Saïd et de Tripoli à la vallée du Nil, par des jeunes
barbus fascinés par les fatwas de prédicateurs d'Arabie Saoudite et autres
pétromonarchies, téléchargées sur internet. Cette flambée salafiste a désormais
atteint la révolution syrienne, où les groupes les mieux dotés en fonds par des
donateurs des Etats arabes du Golfe détiennent le meilleur armement et attirent
les recrues, au milieu du dénuement général et sous les bombardements de l'armée
d'Assad.
Ces groupes
radicaux sont ultra-minoritaires dans les populations. Toutefois, la
déréliction générale des structures policières et militaires après les
révolutions, ou dans les Etats faillis (comme le Mali), survalorise l'impact de
mouvements à la fois soudés par un endoctrinement très prégnant et par un solide
armement - sans parler de leurs financements généreux, dérivés pervers de la
rente pétrolière. Même l'Algérie, dont l'appareil de répression donnait un
sentiment de puissance, car il était parvenu à étouffer les répliques locales
du séisme révolutionnaire arabe en 2011, n'échappe plus au phénomène.
LA FRANCE
EST-ELLE ÉQUIPÉE POUR MENER À BIEN SON OPÉRATION ?
La prise
d'otages occidentaux, advenue à In Amenas, dans le sud-est du pays, à quelques
dizaines de kilomètres de la frontière libyenne, en rétorsion à l'autorisation
de survol du territoire donnée par Alger aux Rafale qui allaient bombarder le
Mali, indique l'ampleur d'une menace d'autant plus préoccupante qu'elle est
réticulaire et polycentrique.
La France
est-elle équipée pour mener à bien l'action de restauration de la souveraineté
malienne et de coup d'arrêt à la prolifération djihadiste au Sahel ? En
d'autres termes, quel le que soit l'issue des combats le véritable test sur le
terrain sera sa capacité à favoriser la transition politique démocratique, à se
garder des errements qui ont suivi les opérations de l'OTAN en Libye, des
Etats-Unis en Irak ou de la coalition internationale en Afghanistan . La
solitude française, dans un enjeu qui concerne toute l'Europe dans sa façade
méridionale, n'est pas tenable, sauf à vider l'Union de son sens .
Et la prise
d'otages d'In Amenas, parce qu'elle concerne dans leur immense majorité des
ressortissants de pays anglo-saxons et scandinaves, et qu'elle a lieu sur un
site d'extraction d'hydrocarbures – la clef de l'insertion du monde arabe dans
le système économique mondial - va impliquer par force de nouveaux Etats dans
le conflit, fût-ce contraints et forcés. Pour cela, la connaissance du terrain
et des ramifications régionales, de l'imbrication entre le Sahel et un monde
arabe où les révolutions s'effilochent, et des liens de ces régions avec leurs
ressortissants expatriés en France, est cruciale pour la réussite de
l'opération.
Dans un
contexte où le cyberterrorisme est une ressource de guerre, ou les mises en
scène macabres sur les sites de partage de vidéo sont utilisées comme moyen de
chantage sur la société, et où l'affaire Merah reste dans toutes les mémoires,
tout conflit prend instantanément un caractère à la fois global et local. La
complexité et la multiplicité d'enjeux interpénétrés fait de cette guerre
contre un djihadisme post-moderne quasiment doté d'ubiquité un véritable défi
de société : il suppose à la fois une grande cohésion de la communauté
nationale, et une maîtrise des savoirs et des connaissances sur les mondes arabe
et musulman contemporains. Dans ce domaine, la France, il y a peu l'un des
leaders mondiaux, accuse depuis les cinq dernières années un retard
considérable.
UN DÉFI DE
CIVILISATION
Là où les
Etats-Unis, nos partenaires européens, et désormais les pays d'Asie et même du
Golfe ont investi considérablement pour développer centres d'études et de
recherches, enseignements, think tanks, ont su nouer de multiples partenariats
avec les sociétés civiles du monde musulman, notre pays, qui compte pourtant le
plus grand nombre d'Arabes et de musulmans en Europe occidentale, est à la
traîne. A titre d'exemple,
l'Institut du Monde Arabe, paralysé par la politique politicienne de
l'Hexagone, est passé totalement à côté de la signification des révolutions
arabes – alors que, dans le même temps, ont été élus dix députés de France au
Parlement tunisien. A Sciences-Po, les études sur le monde arabe, un fleuron de
l'établissement pendant le dernier quart de siècle, ont été fermées en...
décembre 2010, le mois où Mohammed Bouazizi s'est immolé par le feu en Tunisie.
C'est désormais de l'autre côté de la Manche ou de l'Atlantique que beaucoup
vont quérir le savoir que l'on venait autrefois du monde entier chercher à Paris.
Ce qui se
joue au Mali n'est donc pas seulement une affaire de militaires et l'on voit
que, dans les jours qui ont suivi sa survenue, la guerre a fait tâche d'huile
dans un grand pays voisin. Cela demande la mise en œuvre d'une stratégie
internationale et la maîtrise d'enjeux de société complexes – c'est un défi de
civilisation à l'heure de la mondialisation, de l'interpénétration des cultures
et de la circulation accélérée des doctrines et des idéologies, des images et des
vidéos, des hommes, des biens et des armes à travers les frontières. De ce
phénomène le Sahel constitue à la fois la victime par excellence et le lieu
d'incandescence.
Gilles
Kepel,
membre de
l'Institut universitaire de France, du Haut conseil de l'Institut du monde
arabe et professeur à Sciences Po.
Le Monde, 17
janvier 2013