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19 juin 2012

Alexandre Adler : "l'avenir de l'Occident se joue aussi dans le monde arabe"

Alexandre Adler

De Tunis à Damas, du Caire à Tripoli, le printemps arabe a eu des résultats pour le moins contrastés, avec l'émergence des partis islamistes. Il faut donc que l'Occident ait un regard lucide sur les combats à venir. "L'Islam, observe Alexandre Adler, n'est pas "un empire dans l'empire", mais une partie dolente, vibrante, inventive et originale de notre Humanité toujours plus unifiée, même à son corps défendant. Oui, l'Histoire a recommencé." Rencontre avec l'auteur, qui nous donne des clés essentielles de géopolitique.

Quel est ce fameux jour où l'Histoire a recommencé?

Alexandre Adler - On peut conventionnellement désigner le 17 décembre 2010, quand le malheureux jeune Tunisien Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu, après avoir été maltraité par les autorités de son pays, pour mourir le 4 janvier 2011. C'est à partir de là que, telle une traînée de poudre, a démarré la révolte qui a entraîné le départ du président Ben Ali. Puis ce fut la place al-Tahrir, au Caire, avec les suites que l'on connaît de cette révolution arabe: la chute de Kadhafi en Libye, la guerre civile en Syrie, les troubles yéménites, les réformes survenues au Maroc dans l'organisation politique du pays ainsi que des mouvements plus souterrains mais non moins prégnants en Jordanie, Palestine, Irak, voire en Arabie saoudite. C'est un continent entier, de l'Atlantique au golfe Persique, qui a été frappé d'une seule secousse - essentielle par son ampleur géographique, mais aussi du point de vue de l'espace-temps dans lequel s'inscrivait ce monde.
De fait, après avoir connu une phase d'indépendance révolutionnaire et activiste, il s'était comme soustrait à l'évolution générale de la planète. La vague démocratique qui avait déferlé à partir de la fin des années 1970, avec pour point d'orgue l'effondrement du mur de Berlin, puis de l'Union soviétique en 1991, et qui avait continué à courir jusqu'en Afrique du Sud, ne l'avait nullement atteint. Le monde arabe donnait même l'impression d'être devenu la poche de résistance à la démocratisation et à la mondialisation. Si jamais, comme le dit le slogan imbécile des altermondialistes, «un autre monde est possible», c'est précisément celui-là.
Et voilà que, d'un coup, rattrapage d'une violence extraordinaire, une nouvelle génération sans leader politique ni organisation constituée s'empare de l'espace public, d'abord dans les dictatures «débonnaires», Tunisie et Égypte ; puis en Libye et en Syrie, où le despotisme sanguinaire rend les choses singulièrement plus complexes. Une nouvelle génération émerge avec une aspiration à l'identité bien plus importante que le droit à la différence. Elle veut que l’État rende des comptes, qu'il soit soumis à un ordre constitutionnel, que l'on ne puisse pas voler impunément le bien public, que les dirigeants se soumettent au suffrage populaire, que la liberté d'information soit généralisée. Mais on sait que les saisons passent: au «printemps arabe» a succédé au fil des semaines un hiver prolongé avec, partout, l'émergence des Frères musulmans dont on n'imaginait pas - au contraire de l'Egypte où ils sont implantés depuis 1928 - qu'ils pussent remporter sans coup férir les élections tunisiennes, et même s'imposer comme le premier parti marocain. Il s'agit là d'une confrérie d'une puissance considérable, dont les intentions ne sont rien moins que pacifiques.

Est-ce à dire que le «printemps arabe» pourrait être une ruse de l'Histoire?

On peut certes se demander si, comme Hegel le prétend, tout cela ne serait pas une ruse de l'Histoire, un vaste complot des forces intégristes manipulant des symboles qui nous sont chers de façon à prendre le pouvoir. Eh bien non, comme Aristote l'opposait à Platon, il faut sauver les phénomènes: les apparences existent. Nous n'avons pas eu la berlue, nous avons bien vu une jeunesse libérale, ardente, courageuse, s'opposer en Tunisie et en Égypte à un système de répression qui, peu à peu, allait se déliter.
Pour ce qui est de l’Égypte, le vide créé dans la classe politique a été comblé par la confrérie des Frères musulmans, qui jouit dans ce pays d'une forte implantation sociale et dont on ne se débarrassera pas aisément. Cela étant, après le choc salutaire du retour à une vision plus prosaïque et lucide de la réalité arabe, il est clair que la révolution démocratique n'a pas été une illusion. La preuve? En Égypte, où règne une grande confusion politique, alors que le sabre et le goupillon - militaires et Frères musulmans - allaient s'entendre pour sauvegarder la tradition d'un État centralisé en confisquant l'élection, la situation s'est compliquée. Le succès auprès de la jeunesse d'un candidat tel qu'Aboul Fotouh, dissident des Frères musulmans, n'entrait assurément pas dans les calculs des militaires les plus cyniques, non plus que des dirigeants les plus expérimentés de la confrérie. L'élection sera donc plus difficile que prévu. Cette complexité nous renvoie à ce que nous avons vécu...
Quelles conséquences pour notre monde occidental?
Grande question, mais à prendre par la fin: quel monde occidental? Les événements survenus ont à nouveau divisé l'Occident en deux parts - la première est américaine (avec les Britanniques, comme toujours), la seconde regroupe l'Europe continentale, Russie comprise - pour un combat à fronts renversés. Tout le monde se souvient de la célèbre photo de Jacques Chirac, Gerhard Schröder et Vladimir Poutine qui, tels les trois Horaces, juraient aux Nations unies de s'opposer à la frénésie de conquête de George W. Bush en Irak. Cette vignette d'une Europe pacifiste face à une Amérique belligérante est désormais inversée. Pour une raison n'ayant rien à voir avec une éventuelle sympathie pour les Frères musulmans - encore qu'ils aient une bien plus grande tolérance que nous pour les excentricités religieuses (Mitt Romney, mormon convaincu, compte là-dessus pour sa campagne présidentielle) -, les États-Unis ont décidé de ne plus se mêler de ce qui se passe dans le monde arabe.
Comme me l'a confié un jour avec une désarmante candeur Condoleezza Rice: «Les Américains sont fatigués. Il faut les laisser tranquilles. Ils ne veulent plus entendre parler de cette région.» La conjonction des sympathies musulmanes de Barack Obama et d'un isolationnisme modernisé de l'establishment stratégique conspire donc à la solution actuelle, laquelle est elle-même compatible avec la vieille alliance avec l'Arabie saoudite. Pour les Américains, si les musulmans de la terre veulent faire des États islamistes, c'est leur affaire. On définira un certain nombre de limites à ne pas franchir qui permettront de coexister. C'est l'appeasement à la façon des années 1930, dans une version moderne. Obama l'a pratiqué en 2009 lors de la révolution démocratique en Iran. On a également pu observer l'extrême réticence avec laquelle l'administration américaine est intervenue en Libye.
A l'inverse, parce qu'elles ne sont pas sauvegardées par l'océan d'abstraction que peut représenter l'Atlantique, les sociétés européennes sont conscientes qu'une part de leur avenir se joue dans le monde arabe: si des régimes islamistes sur le modèle d'Ennahda en Tunisie viennent à dominer tout le Maghreb, ce sont nos banlieues qui flambent. Si les Frères musulmans prennent demain d'assaut l’État syrien et décrètent la guerre sainte pour libérer les musulmans opprimés dans les pays voisins - notamment le Caucase -, ce sont les Russes qui se retrouveront avec des guerres ranimées au Daghestan, en Tchétchénie, etc. Quant à la Turquie, nation musulmane la plus liée à l'Allemagne, son évolution est au cœur des réflexions des dirigeants politiques d'outre-Rhin, quoi qu'en dise Angela Merkel. Ainsi l'Europe continentale, qui s'était soustraite avec horreur à l'intervention américaine en Irak, ne peut passer la montée en puissance de l'islamisme politique par profits et pertes. Pas question, bien sûr, de se préparer à une nouvelle croisade, mais il faudra agir avec détermination et considérer la complexité des sociétés musulmanes avec une bien plus grande lucidité que ne le font les Américains.

Concrètement, que peut faire l'Occident ?

D'abord, rien qui puisse nuire - vieille recette hippocratique! On ne peut en vérité qu'essayer de fortifier les acquis de la révolution afin que le jeu démocratique qui a fonctionné en Tunisie et au Maroc, et qui devrait être respecté en Égypte, permette l'alternance. Rien n'est moins sûr, évidemment. Quand bien même certains Frères musulmans seraient capables d'une évolution modérée, on l'a vu avec la scission d'Aboul Fotouh en Égypte, la capacité des mouvements islamistes à évoluer favorablement ne viendra évidemment pas d'eux-mêmes. Si le parti islamiste turc AKP a su jouer le jeu de la démocratie, et même de l'européanisation, c'est bien parce que la société turque n'aurait pas toléré autre chose. De la même façon, si demain l'Ennahda renonce à une partie de son programme, c'est bien parce que les femmes et la jeunesse protestent vivement chaque fois que ressurgissent des dispositions qui les heurtent. La meilleure façon d'aider ces pays est d'agir par le biais de la société civile, en canalisant l'islamisme, en le contraignant à évoluer comme, finalement, la gestion démocratique de la guerre froide a pu modifier les partis communistes en France ou en Italie.

L'action passera-t-elle, par exemple, par internet et les médias ?

Internet et les médias sont une vraie question, on l'a vu avec la prise de contrôle d'al-Jezira par les islamistes égyptiens du cheikh Karadaoui, les militants du Hamas palestinien, et par la présence d'islamistes convaincus dans l'entourage proche de l'émir du Qatar. Dans cette bataille médiatique, les islamistes ont un coup d'avance. Sans faire radio Europe libre ni organiser la guerre froide, nous devons aider à la fois financièrement et techniquement tous ceux qui essaieront de faire vivre une information pluraliste. Tout mouvement comporte ses extrémistes et ses modérés: un certain nombre de gens qui ont exprimé à travers l'islamisme leur opposition au régime qu'ils subissaient peuvent souhaiter aussi une réconciliation avec les valeurs de la démocratie, ils s'y engageront d'autant plus qu'en face existera la contrepartie. C'est là que nous, Européens, devons réfléchir. Autrement dit, ne pas armer Bachar el-Assad à tout prix comme le fait Poutine, mais aussi ne pas couvrir les islamistes de fleurs, comme tant d'idéologues naïfs sont disposés à le faire en France et en Allemagne.

Pourquoi les Russes soutiennent-ils le gouvernement syrien ?

Pour trois raisons - deux mauvaises et une relativement bonne. La première relève du cerveau reptilien: un réflexe de Vladimir Poutine vis-à-vis d'un pays allié à qui la Russie procure l'essentiel de son arsenal militaire. Symétriquement, en territoire syrien, la base navale russe de Tartous n'est sans doute pas essentielle du point de vue stratégique, mais le symbolisme est là. La Syrie demeurant l'un des derniers lieux où flotte encore le drapeau, dirais-je non pas russe, mais soviétique, il n'est pas question pour Poutine de s'en laisser chasser comme un malpropre. A bien des égards, cette crispation d'un pays en perte de prestige fait penser à l'affaire de Suez en 1956, quand la France et l'Angleterre, en passe d'être boutées hors du monde arabe, n'inventèrent rien de mieux que cette utopique et dangereuse expédition pour renverser Nasser, avec le résultat que l'on sait.
La deuxième mauvaise raison qu'a Poutine de soutenir la Syrie est d'espérer encore bâtir un contrepoids antiaméricain un peu partout dans le monde - avec pour le Moyen-Orient, l'Iran et son bastion avancé de Syrie. C'est l'alliance iranienne qui pousse les Russes, à travers leurs amis arméniens, par exemple, à subventionner et soutenir militairement Bachar el-Assad. Cette alliance iranienne est non seulement contraire aux intérêts à long terme des deux pays, mais elle est doublée chez les Russes d'une nostalgie impériale sans issue.
J'en arrive donc à la troisième raison, celle-là relativement bonne: je partage l'analyse russe selon laquelle la Syrie est le modèle même de ce que l'on appelle un no win game, un jeu qui ne peut pas comporter de vainqueur. Malgré bien des séquelles, nous sommes arrivés à une solution optimale en Libye parce que l'entière population souhaitait la chute de Kadhafi, l'intervention occidentale contrecarrant en partie celle des Frères musulmans. Rien de tel en Syrie où les chiites alaouites, les chrétiens ainsi que d'autres minorités, dont les druzes, n'ont cessé de manifester leur hostilité à la révolution dirigée par les Frères musulmans syriens et égyptiens. N'ayons aucune illusion: la victoire du camp révolutionnaire serait celle du sunnisme orthodoxe, avec pour conséquence immédiate une répression des minorités. La stratégie de Bachar el-Assad est à cet égard des plus cyniques: si le patriarche maronite du Liban, qui n'aime guère les Syriens, en est malgré tout arrivé à souhaiter le maintien au pouvoir de la famille Assad, qui fut le bourreau du peuple libanais et de la chrétienté libanaise, c'est assurément pour de solides raisons.
Les alaouites se radicalisent. Certains en Syrie souhaitent une partition du pays, avec des débuts de purification ethnique rappelant la stratégie serbe en Bosnie et en Croatie. Bref, ce vers quoi nous allons est peut-être un éclatement du pays. La vengeance de Dieu, en quelque sorte, car les Syriens n'ont cessé de pratiquer cette politique au Liban avec un certain succès. Or ce sont eux qui, maintenant, sont un vaste Liban. Nous payons là tout l'arriéré de l'histoire du Baas, parti fasciste qui s'était présenté comme capable d'unifier un monde arabe profondément pluraliste. Le résultat a été lamentable: aujourd'hui, en Irak comme en Syrie, le pouvoir des majorités s'impose dans la violence contre les minorités. Tel est l'aboutissement de la folie et de l'aberration baasistes. Ayons au moins la lucidité de comprendre que nous sommes dans une situation éminemment complexe qui ne sera résolue qu'avec des moyens complexes, et non pas avec des condamnations abruptes des uns ou des autres, qui ne nous mèneront rigoureusement nulle part.

En quoi l'alliance entre la Russie et l'Iran est-elle négative pour les deux pays ?

D'abord parce qu'en entraînant l'Iran pour des raisons tactiques dans son plan antiaméricain, les Russes donnent un ballon d'oxygène aux forces les plus archaïques, antimondialistes et antidémocratiques, qui ont maintenu ce pays dans son isolement. Qu'ils aident les Iraniens en catimini n'a aucun aspect positif, à telle enseigne que les personnalités qui étaient plutôt tournées vers Moscou, tels Khatami ou Hossein Moussavi, ont choisi la Révolution verte - la réforme - et ne veulent rien avoir à faire avec ce rapprochement-là.
C'est encore pire pour la Russie. Ses dérisoires manœuvres antioccidentales, issues d'une tradition KGBiste dévoyée, ne font que retarder son européanisation, alors que c'est vers les Européens que devrait aller sa solidarité - à charge pour ces derniers de saisir qu'ils ont eux-mêmes tout à gagner à être beaucoup plus solidaires des Russes. En désaccord avec Medvedev, Poutine a eu la sottise d'affirmer que les Occidentaux étaient à l'origine des manifestations et de la contestation qui ont changé la face de l'élection présidentielle russe. En ce sens, si la politique russe est aberrante, nous avons le devoir de lui en proposer une autre, meilleure.

Reste que Vladimir Poutine est à nouveau au pouvoir pour un troisième mandat présidentiel de six ans...

Si l'on considère qu'il fut autrefois un candidat plutôt libéral face à Evgueni Primakov, il a évolué en mal. Mais qu'il puisse changer en bien demeure une question ouverte. Le pouvoir n'est plus centralisé entre ses seules mains: les conditions tourmentées et en vérité un peu minables de sa réélection ont déjà fragilisé son attitude, surtout lorsque celle-ci était engagée vers le rejet de l'Occident et la stratégie que nous venons d'évoquer.

Le Figaro, 8 juin 2012

06 octobre 2008

« Social Fascisme » : un éditorial inquiétant d’Alexandre Adler dans « Le Figaro »


Olivier Besancenot (photo Reuters)

Introduction :
Le krach financier qui s’est étendu en quelques semaines comme une traînée de poudre, depuis les Etats-Unis jusqu’à l’Europe, augure une période de fortes secousses bien redoutable pour les pays démocratiques. Posté à ma petite fenêtre et redoutant, fort naturellement, une éclipse américaine qui renforcerait d’autant le camp des « islamo fascistes », j’avoue n’avoir pas, spontanément, songé à un autre fascisme qui risquerait de survenir ... chez nous ! Alexandre Adler imagine que, comme dans les années trente et en raison de la même lâcheté des élites, un parti antisémite de masse ne vienne en embuscade : et il le voit à l’extrême gauche de l’échiquier politique. 
J.C

Dans l'accalmie qui sépare le grand cataclysme de Wall Street de ses conséquences macroéconomiques et politiques sur le reste du monde, il est possible de ménager un petit espace à la réflexion politique, un espace nécessairement angoissant. Certes, l'effondrement ne sera pas comparable à celui de 1929 sur le plan matériel. Mais il en va différemment du plan intellectuel où, pour le dire non sans une certaine emphase, sur le plan spirituel. En 1928, quelques mois avant le krach de Wall Street, l'Allemagne avait pour chancelier le débonnaire social-démocrate Hermann Mül­ler, soutenu par les non moins débonnaires catholiques démocratiques et libéraux laïques. Le parti nazi, dont la tentative de prise de pouvoir en 1923 s'était soldée par une fin lamentable et même comique, oscillait entre 4 % et 6 % du corps électoral.
Trois ans plus tard, le même parti approchait des 40 %. Une telle progression cancéreuse avait pour cause essentielle, sinon unique, l'effondrement du système économique capitaliste géré par des formations démocratiques modérées. Si l'ampleur du désastre, on l'espère de tout coeur, pourra être contenue, si même on peut s'attendre de la correction en cours une amélioration et une rationalisation du système, il n'empêche que nous sommes à la merci d'un accident économique sérieux, et nous au­rons à faire à une poussée populiste et autoritaire de grande ampleur.
Bien entendu, avec un sens de la répétition historique qui s'est toujours démenti, les yeux se tournent vers ce qu'il reste du Front national. Pour ma part, scrutant l'horizon tous azimuts, je verrais plutôt le danger sur notre extrême gauche que sur notre extrême droite. Mais que le lecteur me permette ici un petit excursus par la Vienne de Robert Musil.
Le grand romancier autrichien qui commence à rédiger son chef-d'oeuvre « L'Homme sans qualités », à peu près au moment où le désastre allemand devient lisible, nous dépeint une mode particulièrement étrange dans la capitale de l'Autriche-Hongrie, en 1913. Toute la bonne société, intellectuels et artistes notamment, s'enthousiasme, en effet, pour un clochard qui a assassiné quelques prostituées dans le parc du Prater, du nom de Moosbrugger ; tout le monde le trouve étonnamment poétique et audacieux.
Musil nous parle de ce fait divers, parce que probablement le meurtrier Moosbrugger a dû partager sa couche, à l'asile de nuit, avec un autre clochard du nom d'Aldolf Hitler qui, lui, n'en restera pas aux prostituées de passage dans l'ambition destructrice. L'enthousiasme pour le petit assassin prépare, comme dans un pressentiment, l'émotion en faveur du grand criminel.
Quelque chose de semblable est en train de se passer en France aujourd'hui. Cela commence par la pâmoison active de certains artistes en faveur de tueurs en cavale, généralement italiens. Puis on découvre, avec horreur, qu'un nombre, on hésite à dire, respectable de nos concitoyens, imaginent que le 11 septembre 2001 est le résultat d'un vaste complot dans lequel Ben Laden n'aura été, au mieux, qu'une marionnette manipulée. Soyons clairs : on n'a pas besoin du nouveau torchon qui se réclame de l'excellent Siné pour comprendre que si complot il y a, ce ne peut être que le fait de l'establishment américain, et bien sûr de ses suppôts juifs, new-yorkais autant qu'israéliens. C'est ce que disent généraux pakistanais et imams cairotes dès maintenant, c'est ce que brûlent de dire nos modernes sceptiques. Et voici que l'un des assassins de Georges Besse justifie son action et est admis au nouveau parti anticapitaliste du célèbre affranchi postal, Besancenot.
Dans la République de Weimar, la responsabilité principale de l'ascension de Hitler vient des élites conservatrices catholiques et protestantes : malgré la répulsion que leur inspirait le nazisme, de temps à autre, ces élites inconsolables de l'Empire de Guillaume II ne pouvaient s'empêcher de tenir les nazis pour des patriotes, certes un peu vulgaires et excités, et tenaient de la même manière les républicains modérés pour des acteurs illégitimes de la vie politique. Cette même baisse des défenses immunitaires existe aujourd'hui à gauche.
Certes, le Parti socialiste n'est pas sur les positions de l'extrême gauche sociale fasciste. Mais l'origine, très souvent trotskiste, parfois communisante de la grande majorité de ces élites lui a mis «un flic dans la tête» : comme le disait Jaurès à propos de Briand, rien n'est pire qu'un hilote dégrisé. Tant les dirigeants du Parti socialiste se donneront tort de leur effective modération, ils considéreront Besancenot et la théorie de petites brutes imbéciles qui font masse autour de lui comme des représentants plus purs et plus intègres des idées qu'ils défendaient dans leur jeunesse.
Si nous voulons éviter que la crise nous confronte bientôt à un parti social fasciste de masse, aux connotations manifestement antisémites, c'est au Parti socialiste, en première ligne, de réagir énergiquement. S'il parvient à le faire, il sera peut-être le parti hégémonique de l'après - crise. S'il manque à son devoir, l'explosion est à brève échéance.

Alexandre Adler,
Le Figaro, 4 octobre 2008

24 septembre 2007

Max Gallo, André Glucksmann, Salman Rushdie, BHL, Nicolas Baverez ... de grosses pointures sur le blog !

J’ai mis en ligne, au fil de l’actualité, des articles complets ou de larges extraits publiés dans la presse quotidienne par des signatures connues, certaines célèbres et d’autres moins, articles qui m’ont tous marqué par leur acuité. De l’affaire Ilan Halimi au spectre d’un Iran nucléaire, de la défense d’Israël aux débats sur le passé colonial, des attentats islamistes de Londres à l’opinion européenne sur les conflits du Proche Orient, tous ces auteurs ont su éviter la langue de bois et parler comme on ne l’entend (presque) jamais, si on se contente de déglutir l’information pré-formatée de nos journaux télévisés. Une bouffée d’oxygène, que je vous invite à respirer en lisant ou en relisant ces textes de « grosses pointures » !

"Moderniser l’islam, un enjeu pour la Diaspora", par Salman Rushdie dans "Libération"

"La tentation de la repentance", par Max Gallo dans "Le Figaro"

"La France, homme malade de l’Europe", par Nicolas Baverez dans "Le Monde"

"Des barbarismes à la barbarie", par Barbara Lefebvre dans "Le Monde"

"Al-Qaïda cherche à isoler l’Amérique", par Alexandre Adler dans "Le Figaro"

"Disproportion ?", par Bernard-Henri Lévy dans "Le Point"

"Lettre ouverte au président Ahmadinejad", par François Léotard dans "Le Figaro"

"Proche-Orient : les illusions calamiteuses d’une géopolitique surréaliste", par André Glucksmann dans "Le Figaro"

J.C

26 janvier 2007

Bush peut-il réussir au Moyen-Orient ? par Alexandre Adler

Introduction :
La pensée d'Alexandre Adler est parfois déroutante, souvent séduisante. A force de lire ses chroniques du "Figaro" (et celle du 13 janvier que je reproduis ici en est une belle illustration), je suis convaincu qu'il possède des dons rares parmi ses confrères : celui de prendre de la hauteur, en considérant une situation géopolitique dans toutes ses dimensions, géographique, économique, militaire ou idéologique ; et celui de révéler, parmi les acteurs, des clivages oubliés ou peu mis en valeur, et qui pourront expliquer des comportements inimaginables. A partir de là, tout devient possible, y compris des excès d'imagination ou des virages sur l'aile : ainsi le même Adler qui faisait partie des opposants résolus à la guerre en Irak soutient aujourd'hui le nouveau "plan Bush", qui vient de rejeter fermement les "recommandations" de la commission Baker-Hamilton. Soyons donc aussi complexe et analytique que cet illustre modèle, que j'espère avoir à nouveau comme invité ... Oui, la capitulation sans conditions préconisée par Baker était un désastre, et on espère que "Bush 2 nouvelle formule" pourra s'en passer. Mais non, la croyance en un fort courant "modéré" dans la République Islamique d'Iran est - probablement - un miroir aux alouettes. A vous de juger !
J.C

En ce début de 2007, on ne trouvera pas grand monde pour miser sur la réussite de George Bush au Moyen-Orient. Comme tout accusé, il a droit à une défense. Je vais essayer de montrer comment l'Amérique pourrait in extremis se sortir du bourbier actuel. Il faut, avant d'entrer dans les détails, rappeler deux évidences contradictoires : la première, que, de toutes les manières, l'ambition proclamée de transformer l'Irak en une vitrine démocratique du Moyen-Orient n'avait aucun sens ; la seconde, que l'explosion du conflit sunnite-chiite en Irak n'est pas en elle-même un échec des États-Unis, ou même de George Bush. Cette guerre civile à base religieuse n'avait été prédite dans son ampleur et sa barbarie par personne, et peu des acteurs de la région ne la souhaitaient véritablement. Il s'agit d'un processus et non d'un complot, qui ne fait les affaires ni des extrémistes ni des modérés, aussi bien en Iran qu'en Arabie saoudite.

Ces deux préalables étant énoncés, on peut envisager comment l'Amérique peut encore se sortir de ce piège qui se referme peu à peu sur sa politique moyen-orientale. À l'évidence, l'Amérique ne conserve qu'une carte dans son jeu, mais elle est forte : le gouvernement chiite de Bagdad. En effet, le maintien de ce gouvernement au pouvoir dépend de la présence américaine à Bagdad. Faute de ce facteur américain, la guerre civile pourra tourner au bain de sang, avec des sunnites qui ont eu l'habitude de constituer la seule élite militaire et policière du pays. Malgré une supériorité numérique évidente, les chiites peuvent être battus et le bain de sang s'étendre. Or aucun des voisins de l'Irak ne peut tirer profit d'une telle situation.

L'Iran, bien sûr, qui devrait alors intervenir militairement au profit des chiites irakiens menacés et qui perdrait ce jour-là toutes les sympathies patiemment emmagasinées dans le monde arabe, en raison de sa fermeté en matière nucléaire qui plaît à la rue antiaméricaine. Pire encore, il y a de grandes chances pour qu'une armée iranienne d'invasion s'enlise plus gravement encore que l'armée américaine aujourd'hui, provoquant l'isolement et l'affaiblissement à terme du régime de Téhéran. Il va de soi que la Turquie, qui souhaite toujours faire partie de l'Europe, ne peut envisager un seul instant davantage que des opérations de police très limitées dans le temps et dans l'espace, en territoire irakien. Si la Syrie soutient activement le djihad sunnite en Irak, en grande partie pour acheter sa sécurité face à ses propres islamistes sunnites, il est évident que l'émergence d'un quasi-État sunnite et intégriste sur sa frontière de l'Est ne pourrait aboutir à terme qu'à un renforcement dramatique de la composante sunnite intégriste à Damas. Quant à l'Arabie saoudite, son actuelle direction modérée aurait tout à perdre à se fourvoyer dans une intervention directe au profit des sunnites irakiens qui ne pourraient que radicaliser son opinion publique.

Dans ces conditions, comme tout le monde l'aura constaté, pas un État de la région n'élève la voix contre la décision de George Bush d'envoyer 20 000 hommes supplémentaires, les protestations véritables et sincères se bornant pour l'instant à l'opinion américaine. Que peut donc faire le président Bush d'un tel mandat de gestion conditionnel et limité dans le temps ? Il peut sauver, dans la meilleure des hypothèses, l'unité de l'État irakien et, ce faisant, s'acquérir la reconnaissance de deux types bien distincts de forces qui ont le même intérêt que lui à maintenir cette unité.

La première, et la plus évidente de ces forces, c'est le bloc sunnite modéré qui se groupe autour du roi d'Arabie et inclut la monarchie jordanienne, les orphelins de Hariri au Liban, le Fatah en Palestine et surtout cette minorité substantielle de sunnites arabes d'Irak d'école hanafite qui ne veulent pas être représentés sur le plan politique par le bloc des orphelins de Saddam Hussein et des sectateurs d'Oussama Ben Laden. Parmi eux, la puissante tribu des Shammar est établie sur les trois grands États de la région, Irak, Syrie et Arabie saoudite, et le roi Abdallah lui-même en fait partie par sa mère, tout comme en faisait partie le premier président provisoire du nouvel Irak, Ghazi Yawar. Tous ces sunnites modérés pourraient, avec des garanties sérieuses, accepter la nouvelle hégémonie kurde et chiite à Bagdad pour peu que les extrémistes chiites de Moqtada Sadr et ses coupe-jarrets de l'Armée du Mahdi soient mis au pas définitivement. Or il se trouve que, pour quelque temps encore, les modérés iraniens, qui procèdent calmement et systématiquement à l'encerclement politique de leur président énergumène Ahmadinejad, peuvent accepter tacitement l'écrasement des hommes de Sadr qui n'ont de rapport à Téhéran qu'avec l'extrême droite chancelante des hodjatieh.

Si, par l'usage d'une violence réparatrice contre les plus violents, les Américains agissent à présent non pas en missionnaires allumés d'une démocratie inexistante mais en brokers honnêtes des intérêts à long terme des modérés saoudiens et iraniens, ils peuvent encore se sortir d'Irak la tête haute. On aimerait voir le visage ébahi des critiques pacifistes qui, aujourd'hui, avec la présidente Nancy Pelosi, pensent avoir déjà le scalp de Bush et de Rice à portée de leur tomahawk.

Alexandre Adler,
"Le Figaro", 13 janvier 2007

21 août 2006

Le réveil chiite – suite

Femme chiite d'Irak, photo prise à la sortie des urnes

J’avais choisi ce titre pour ma dernière émission avec l’orientaliste Antoine Sfeir, émission qui sera rediffusée sur Judaïques FM dimanche prochain 27 août. A l’époque, tout le monde s’inquiétait déjà beaucoup de la menace iranienne avec sa course à la bombe, et pas tellement de celle du Hezbollah qui a déclenché la guerre sur la frontière Nord d’Israël.

Aujourd’hui, les observateurs remarquent tous le paradoxe dans lequel semblent piégés les États-Unis. D’un côté, leur occupation de l’Irak ne tient que grâce au soutien des dirigeants chiites « modérés », qui ont accueilli avec bienveillance une invasion venue les débarrasser de Saddam Hussein. Il y a certes la tendance « dure », celle du Moqtada El Sadr, qui a défié le pouvoir de Bagdad et entamé une mini - révolte il y a deux ans, mais sur le fond les choses sont claires là-bas : l’ennemi, c’est l’intégrisme sunnite avec la branche irakienne d’Al-Qaïda et ses terribles attentats. D’un autre côté, à quelques centaines de kilomètres de là, entre Beyrouth et la plaine de la Bekaa, le paysage s’inverse complètement : les Sunnites soutiennent le gouvernement anti-syrien (lui-même répressif envers sa majorité sunnite) et plutôt pro-occidental de Fouad Siniora - même si le rapport de forces est difficile envers la minorité libanaise chiite, devenue elle-même la majorité des Musulmans du pays ... Ennemi d’Israël, donc des États-Unis, le Hezbollah appartient clairement à « l’axe du mal », même si - prudente - l’administration Bush ne veut pas participer à l’UNIFIL, histoire de ne pas s’aliéner les cousins chiites irakiens !

Mais au-delà de ce paradoxe géostratégique, y aurait-il dans la tradition chiite deux courants, l’un libéral, l’autre obscurantiste ? Antoine Sfeir le pense, et il l’a dit à notre micro. Alexandre Adler le pense aussi, et y a consacré un article dans « Le Figaro » du 10 août, en voici un extrait pour avoir un éclairage historique :
« Les deux versions opposées du chiisme partent de deux sources bien distinctes. À l'est, l'intégrisme sunnite indo-pakistanais a ciblé, depuis fort longtemps, le chiisme local comme une doctrine «semi-païenne». Or, il se trouve que de Jinnah à la famille Bhutto, nombreux sont les chiites à avoir participé dans un rôle de premier plan à la naissance et au développement du Pakistan, tandis que d'autres aristocrates de même obédience ont demeuré dans des positions enviées en Inde. L'idéologie populiste et intolérante d'une armée pakistanaise de plus en plus influencée par l'Arabie saoudite aura fait le reste. La persécution des chiites est l'article de foi numéro un des talibans et de leur soutien saoudo-pakistanais.
Tout à l'opposé, se situe la doctrine d'une partie de l'intégrisme iranien qui, derrière l'association du clergé combattant, contrôle une bonne part de l'État persan. Pour cette génération de clercs formés dans la haine tout ensemble du régime impérial et du marxisme, la source principale d'inspiration a souvent été sunnite, celle des Frères musulmans égyptiens. Nous retrouvons intacts ces deux courants dans la mêlée actuelle. Le président iranien Ahmadinejad, héritier explicite du clergé combattant du défunt ayatollah Behechti, voudrait à toute force effacer le conflit sunnite-chiite qu'attisent, au contraire, Pakistanais et Saoudiens. »


Pour finir, je voudrais vous faire partager la perplexité dans laquelle m’a plongé un article lu dans le « Wall Street Journal » le 4 août, encore une lecture de vacances ... L’auteur, Peter Waldman, a illustré son papier par des « camemberts » édifiants donnant le pourcentage de Chiites dans les pays arabes, ils sont aujourd’hui 45 % au Liban, 63 % en Irak, 25 % au Koweït et majoritaires à Bahreïn. Principal interviewé, le professeur Vali Nasr, d’origine iranienne, dit que les États-Unis en renversant Saddam ont puissamment renforcé le régime chiite clérical de l’Iran. Aujourd’hui - son analyse fait frémir -, Le Caire, Amman et Riyad ont perdu le contrôle de la région, ce sont les Chiites qui ont le vent en poupe. L'antagonisme ethnique entre Perses et Arabes n'a plus d'importance, lorsque le leader religieux suprême en Irak est un Iranien (l'Ayatollah Sistani), et le responsable de la justice en Iran (Mahmoud Shahroudi) un Irakien. Il faut donc d’urgence reprendre langue avec l’Iran, qu’il compare à la Prusse du 19ème siècle. L’Iran a déjà un vaste réseau d’influence en Irak, sa coopération est donc indispensable pour maintenir l’ordre là-bas. Quand au Hezbollah, son succès s’explique par le fait que la constitution libanaise, basée sur une démographie dépassée, lui accorde une portion congrue du pouvoir : il faut donc essayer de changer - pacifiquement - les choses dans ce pays.

Autant de propositions qui me laissent bien perplexe, alors que l’odeur de la poudre ne s’est pas encore évanouie au dessus de la frontière Nord d’Israël. Car une chose est d’avoir une vision géopolitique à moyen terme. Une autre de gérer des fanatiques comme Ahamadinejad ou Nasrallah, dont « l’agenda » politique est uniquement conflictuel !

J.C

30 mai 2006

Al-Qaïda cherche à isoler l'Amérique : une analyse inquiétante d'Alexandre Adler dans "Le Figaro"

Introduction :
Alexandre Adler se trompe parfois dans sa prédictions - et il est le premier à faire preuve de modestie lorsque les faits ne lui donnent pas raison. Par contre, il a un talent incomparable pour dessiner une vue "aérienne" des affaires du Monde, donner un sens aux évènements, et relier des informations dont les journaux ne nous livrent qu'une vue éclatée. Dans sa dernière chronique publiée le 25 mai dans le journal "Le Figaro", il nous démontre qu'Al-Qaïda est peut-être bien en train de réussir à isoler les États-Unis ; et que l'administration Bush a cumulé les erreurs, en s'engageant de façon unilatérale dans ce qui devrait être le combat commun du monde civilisé contre la terreur islamiste.
J.C

"C'est à juste titre qu'on se méfie de plus en plus, en matière de géopolitique, des synthèses trop vastes. Comme en économie politique, les panoramas macroéconomiques exagérément ambitieux ont pour effet pervers de négliger trop vite les raffinements de l'analyse des comportements des entreprises et des consommateurs. Même ici, les synthèses panoramiques nous font le plus souvent rater les importantes complexités du comportement des acteurs réels. Malgré cette mise en garde, nous voudrions pourtant ici partir du survol le plus général possible de la situation stratégique, de manière à mieux faire comprendre le point incandescent que nous sommes en train d'atteindre.

Deux interprétations excessives peuvent être données de la vague terroriste, organisée principalement par al-Qaida, à partir de l'an 2000. Pour le parti pacifiste-isolationniste qui demeure majoritaire en Europe, il s'agirait, pour l'essentiel, d'un fait divers criminel démesurément grossi par le choix d'une cible new-yorkaise ; pour les protagonistes d'al-Qaida elle-même, ce serait, au contraire, le point de départ d'une lutte apocalyptique, dont l'issue ne pourra être que le triomphe de l'islam révolutionnaire.

Si l'on prend toutefois une approche différente de ces deux pôles, on tendra à considérer l'offensive djihadiste non pas dans le langage de ses protagonistes, mais dans la visée stratégique qui, du reste, pourrait bien être celle de ses cerveaux les plus exercés, l'Egyptien Zawahiri ou l'un quelconque de ses officiers généraux pakistanais qui, depuis le début, aura prêté son concours à l'entreprise. On dira alors que, sans illusions sur sa force intrinsèque, al-Qaida s'est lancée la tête en avant, afin de créer, pour ainsi dire, une réaction en chaîne qui contraigne peu à peu des forces de plus en plus importantes à entrer dans l'action. Certes, ce plan beaucoup plus rationnel qu'il ne semble a eu ses ratés, par exemple au Pakistan, dont le général Musharraf a su geler la crise ; cependant, une série de mouvements profonds se sont produits qui lui confèrent toute sa validité stratégique : avec la conquête de l'Irak, les Etats-Unis entraient, en effet, dans une zone sismique ultrasensible.

Si le basculement de l'Irak dans un djihad de masse ne s'est pas produit et si l'émergence d'un véritable pouvoir chiite-kurde est tout de même un grand succès à moyen terme de la stratégie américaine dans toute la région, le contrecoup de l'opération n'a, lui, pas pu être maîtrisé. L'émergence d'un nouveau pouvoir chiite arabe, à partir de l'Irak, a provoqué tour à tour une très forte montée du sunnisme extrémiste en Arabie saoudite et un basculement plus panislamiste que strictement sunnite d'un mouvement de masse égyptien, celui des Frères musulmans, vers un affrontement décisif avec le pouvoir encore semi-laïque du Caire.

La victoire très problématique du Hamas, en Palestine, appartient à ce dernier cycle. Mais enfin, surtout, la très forte convergence entre intérêts américains et iraniens en Irak provoquait en retour une résistance désespérée de la cléricature la plus réactionnaire, qui imposait d'abord la victoire électorale truquée d'Ahmadinejad, ensuite l'intensification délibérée de l'affrontement sur le nucléaire.

A ce stade, le troisième étage de la fusée Ben Laden se déclenche. Le processus de mondialisation conduit par les Etats-Unis depuis 1990, et accéléré dans ses postures militaro-industrielles par le 11 Septembre, ne pouvait à terme qu'engendrer une certaine polarisation. C'est ici que l'Administration Bush aura sans doute le plus péché par ignorance, bien davantage que par arrogance, en omettant de tout faire pour que le pôle islamisant du Moyen-Orient demeure isolé sur la scène mondiale. Tour à tour, l'Amérique latine oubliée, la Russie dédaignée, la Chine sous-estimée se sont placées en position hostile à la stratégie américaine, tandis que croissait l'isolationnisme des principales nations européennes. Si, en Amérique latine, les fautes aberrantes commises par le groupe Chavez-Castro sont en train de produire des contrepoisons au Brésil, au Mexique et au Chili, la faute fondamentale s'est produite à Moscou.

Alors que les intérêts profonds de la Russie devraient la conduire à combattre le djihad, à contenir la puissance de la Chine et à constituer un tissu de relations énergétiques avec le reste de l'Occident, une diplomatie sans générosité a propulsé sur le devant de la scène le vieux parti arabo-centré et antisémite qui faisait la pluie et le beau temps à la fin de l'ère Brejnev. L'aggravation des polémiques avec Poutine, sans ouverture vers une alternative meilleure, conduit à l'éclipse de la puissance russe. Si la dépendance chinoise envers le libre-échange mondialiste est beaucoup plus grande, il existe néanmoins un parti antimondialiste à Pékin, qui pousse les feux d'une alliance stratégique avec Moscou et d'une déstabilisation du processus de paix indo-pakistanais.

Nous en arrivons donc aux deux équations de base qui ont déclenché l'offensive djihadiste de l'an 2000, Palestine et Cachemire. Malheureusement, au moment d'enclencher cette bataille décisive, l'Amérique a perdu la plupart de ses alliés potentiels, tandis que la politique sociale étroite de George W. Bush en interne affaiblissait le soutien de l'opinion publique à la guerre. Nous aurons bientôt à déplorer tous ensemble cet affaiblissement de la position américaine. "

Alexandre Adler

27 avril 2006

Iran : les trois écoles


Je ne crois pas être le fils spirituel de Cadet Rousselle, regroupant tout mon univers mental par unités de trois ... La vérité est complexe, et mérite plus de trois interprétations. On dit souvent : « De deux chose l’une », pour s’apercevoir en cours de route qu’il y avait une ou plusieurs hypothèse oubliées au début du raisonnement, et même lorsqu’on les a énoncées, on n’est pas convaincu d’avoir épuisé le sujet. Si donc je propose trois écoles à propos de l’Iran, il s’agit de présenter trois analyses sur un point précis, sans prétendre à l’exhaustivité ni dire que je reprends l’une d’elle totalement à mon compte !

Parlons donc de la menace iranienne : avant d’aborder les moyens d’y faire face (ce sera pour une future émission), il faut d’abord comprendre ce qui se passe à Téhéran, se mettre à la place de l’ennemi pour mieux parer à ce qui se prépare. Or j’ai relevé trois interprétations radicalement différentes, qui - c’est bien le pire - sont toutes les trois plausibles !

Kavéh Mohseni est un responsable de l’opposition iranienne à Paris, il tient un site de référence en lien permanent du blog,
www.iran-resist.org. Je l’ai reçu le 12 février dernier, et il a été très clair : non, il n’y a pas plusieurs tendances au sein du pouvoir en Iran ; tous, les « modérés » comme Rafsandjani ou les « durs » comme Ahmadinejad, veulent la bombe et la destruction d’Israël ; il y a un jeu de rôles entre eux, le « président fou » a été élu à l’issue d’élections arrangées pour rompre les négociations avec les Européens et discuter directement avec les Américains ; « discuter », signifie juste leur faire accepter un nouvel Iran, puissance nucléaire « sanctuarisée » et chef de file du monde musulman. Même si Ahmadinejad passe à la trappe du pouvoir, la course à la bombe continuera, mais de façon plus discrète. Les nuances ne s’appliquent pas non plus pour le clivage « Chiites-Sunnites », tous sont d’accord pour affronter l’Occident démocratique, pas par un conflit nucléaire (ils ne sont pas suicidaires), mais par une guerre d’usure terroriste. Et le peuple iranien dans tout cela ? Pour Kavéh Mohseni, la population n’est pas du tout d’accord, la misère dans laquelle vivent la majorité des gens leur fait détester un choix ruineux, mais on ne les entend pas à cause de la répression. Opposé à une intervention militaire, mon ami iranien soutient des sanctions - mais doute en même temps qu’elles marchent, convaincu aussi de la puissance du « lobby des mollahs » jusqu’au sein des démocraties occidentales ... et il a donné les noms de complices français lors notre interview !

Alexandre Adler tient une rubrique de politique étrangère tous les jeudis dans « le Figaro ». Il a publié récemment « Rendez-vous avec l’Islam » (éditions Grasset), Islam avec un « I » majuscule pour désigner la civilisation - et non minuscule pour parler de la religion. En gros, il différencie deux populations au Moyen Orient, les Arabes, sunnites dans leur majorité et complètement dépassés par la modernité ; et « les autres », Turcs et Iraniens, puisant leurs identités dans des cultures différentes et dont les sociétés sont en voie d’occidentalisation malgré les apparences. Adler croit en une aspiration profonde du peuple iranien pour une société laïque, après avoir été dégoûté par l’expérience islamiste. Il pense aussi que les relais pour une transition pacifique, une « glasnost » à la Gorbatchev, existent au sommet de la République Islamiste. Il y aurait donc un vrai débat pour l’orientation du pays, et les provocations d’Ahmadinejad, son soutien ouvert au terrorisme, ses provocations antisémites et négationnistes, sont autant de moyens d’affirmer son courant (celui des « Gardiens de la Révolution ») contre celui des réformateurs. Le projet d’armement nucléaire est conçu avant tout comme un moyen de rompre le processus de rapprochement avec les Occidentaux. Mais le courant Rafsandjani, d’abord nationaliste iranien et profondément chiite, n’est pas du tout preneur d’une union sacrée avec les djihadistes sunnites - les mêmes qui, armés en sous-main par l’Arabie Saoudite, massacrent leurs frères en religion dans l’Irak voisin.

Antoine Sfeir a été enregistré dans les studios de Judaïques FM le 18 avril dernier, l’émission doit être diffusée le 7 mai. Nous n’avons pas parlé uniquement de l’Iran mais des Chiites en général ; et je dois dire que mon invité a bousculé plusieurs idées reçues, en révélant des perspectives rarement entendues ... Je laisse bien sûr découvrir l’intégralité de ses propos pour ceux qui seront à l’écoute, mais voici en primeur son analyse pour la « menace nucléaire ». Contrairement à Kavéh Mohséni et à Alexandre Adler, il pense que tous les Iraniens, islamistes ou opposants, pro ou anti-Ahmadinejad, souhaitent que leur pays possède l’arme atomique, et cela parce qu’ils se sentent menacés. Par Israël ou par les Etats-Unis ? Pas du tout. L’ennemi héréditaire, pour eux, ce sont ... les Sunnites, qui les encerclent de partout : dans le monde arabe, à l’Ouest, en Afghanistan à l’Est ; et plus loin, dans le Pakistan qui est déjà une puissance nucléaire. Le Pakistan menaçant l’Iran ? Pourquoi pas si demain les Islamistes sunnites, fanatiques (qui font des attentats chez eux contre les mosquées chiites, on n’en parle pas assez, entre parenthèses), prennent le pouvoir à Islamabad. Mahmoud Ahmadinejad représente une tendance messianique du chiisme, la plus hostile aux Occidentaux, la même que celle de Faldlalah au Liban. Et Antoine Sfeir de reprendre à son compte une vraie lutte de pouvoir entre pro et anti-Occidentaux à Téhéran, en faisant le pari que les premiers auront le dessus - comme les Chiites, en général, sont en train de prendre le dessus sur les Sunnites au Moyen-Orient ; avec le soutien tacite des Américains, qui veulent « remodeler » la région !

Ainsi vont les interviews de ma série : les invités sont divers, et énoncent souvent des convictions opposées ; c’est ce qui fait la richesse du débat, car le but n’est pas de faire de la propagande, mais d’aider à réfléchir !

J.C

14 janvier 2006

Alexandre Adler sur Judaiques FM, il y a cinq ans déjà : « La France est particulièrement délirante dans son analyse du Monde arabe »

Introduction :
Ce fut un grand moment de « Rencontre » il y a cinq ans, lors de notre émission du 14 janvier 2001. « L’Intifada des Mosquées » venait de commencer après le rejet des propositions de Paix de Camp David par Arafat, et une première vague d’incidents antisémites avait marqué le mois d’octobre.
Alexandre Adler n’était pas encore catalogué « nouveau réac » par le « Nouvel Obs » et autres institutions décernant des brevets de moralité. Éditorialiste à « Courrier International » et membre du conseil de rédaction du journal « Le Monde », il ne l'avait pas encore quitté pour rejoindre « Le Figaro ». Georges Bush venait d’être élu, c'était quelques mois avant le 11 septembre, la guerre d’Irak n’allait être lancée que deux après, et on n’en avait pas encore fait le « grand méchant loup » de l’imaginaire français ... Cependant, prophétiquement, Adler avait donné à nos auditeurs la clé de lecture de ceux qui font l’opinion en France : un anti-américanisme viscéral, doublé d’un incompréhension complète du monde arabe. Pour être à la fois honnête et complet, de l'eau a aussi coulé depuis 2001 sous les ponts de la Seine, en face du Quai d'Orsay. Après le sommet de la crise en 2003 au moment de l'affrontement avec les États-Unis à l'ONU, une inflexion lente de la politique étrangère a pu être notée, à propos du Liban, de la Syrie ou d'Israël. Le contexte européen et national explique aussi "une diplomatie sur la défensive" comme l'a très bien analysé Nathalie Nougareyde dans un article publié dans ... le journal "Le Monde" !
Retour sur enregistrement, à partir d’une question de mon ami Serge Zerah, qui à l’époque présentait l’émission avec moi.
J.C

Serge Zerah :
Toujours à propos de la démocratie et du conflit israélo palestinien, le fait que s’affrontent deux types de régime n’est pratiquement jamais mis en relief par les médias français. Lorsque cela est évoqué, deux types de théories s’affrontent. D’un côté, il y a ceux qui disent que c’est la faute du pourrissement de ce conflit et que lorsque cela sera terminé, les Arabes établiront des régimes de liberté chez eux. C’est la thèse du dernier livre d’Alain Gresh et de Tariq Ramadan, « l’Islam et l’Europe » aux éditions Actes Sud. D’un autre côté, il y a une école de pensée en Israël située paradoxalement à droite qui dit qu’aucun accord de Paix solide ne peut être sûr s’il est signé avec un régime dictatorial qui n’a pas d’assise populaire. Qu’en pensez-vous ?
Alexandre Adler : 

Je pense d’abord que la théorie française selon laquelle l’absence de démocratie serait due à la durée et à l’ampleur du conflit avec Israël ne tient évidemment pas. D’abord parce que, dans ces conditions, on devrait trouver au moins au Maghreb et en Irak, qui est un peu périphérique par rapport à ce conflit, des potentialités démocratiques, or on sait ce qui l’en est. Quand on voit que les régimes arabes sont des régimes belliqueux, beaucoup plus belliqueux que la moyenne, là encore, des États de la Terre, on constate très vite que l’existence même de ce conflit dit fondamental n’a pas empêché l’Irak de mener « une guerre de 14 » contre l’Iran et d’être une des dictatures les plus sombres de la Terre, n’a pas empêché le Maroc et l’Algérie de s’affronter pour quelques arpents de sable au Sahara pendant près de vingt ans, n’a pas empêché un djihad esclavagiste mené par un régime qui se croit arabe au Soudan contre sa propre population. Bref, la potentialité guerrière de la tradition musulmane la plus pure du Djihad que l’on ne retrouve ni en Iran, ni en Turquie, est là pour nous montrer qu’il y a un problème politique arabe qu’Israël ne suffit pas à exprimer.
La deuxième réponse qu’il faut faire c’est qu’en effet la France est particulièrement délirante dans son analyse du monde arabe. La question de ce délire qui est présent à de nombreuses reprises et qui s’exacerbe évidemment au moment du conflit israélo-palestinien, mais qui est potentiellement présent depuis un certain temps, devrait nous intéresser. Pourquoi la France fait-elle une si mauvaise analyse du monde arabe ? Une analyse qui a par exemple conduit la plupart des intellectuels non juifs de ce pays a favoriser d’une manière indirecte la prise du pouvoir par le FIS à Alger. On entendait dire que les islamistes sont inévitablement amenés à prendre le pouvoir en Algérie (...). Ce sont ces mêmes intellectuels qui n’ont eu aucune sympathie pour Anouar el Sadate en Égypte. Ils ont souhaité la défaite des Chrétiens au Liban. Bref, ils ont toujours eu une mauvaise grille de lecture. Alors pourquoi ? Je crains malheureusement qu’il existe en France - le phénomène José Bové nous le montre, c’est finalement un type qui dans d’autres circonstances aurait attaqué des magasins juifs, on attaque MacDonald mais c’est la même chose -, il y a en France un violent rejet de la mondialisation, qui est d’ailleurs particulièrement masochiste puisque la France est plutôt bénéficiaire de cette mondialisation.
Ce violent rejet de la mondialisation qui ne va pas jusqu’au bout s’exprime par un antiaméricanisme souvent apoplectique et dont, bien sûr à terme, les Juifs seront les boucs émissaires car les Juifs ont partie liée à l’américanisation de la société telle qu’on la voit, à la mondialisation, à la modernisation tout simplement et ils sont, sous leur forme moyen-orientale de l’État d’Israël, les grands alliés des États-Unis (...). Et à l’intérieur de ce Monde dans lequel nous sommes, ce ne sont pas les Chinois, ce ne sont pas les Japonais, ce sont de moins en moins les Latino américains qui expriment cet antiaméricanisme radical : ce sont les Arabes qui, un peu pour les mêmes raisons, ont une espèce de nostalgie romanesque et romantique d’un monde autoritaire. Et l’arabophilie française, dont l’aberration s’est particulièrement exprimée à l’occasion de l’Intifada des mosquées, a part liée à ce romantisme politique antidémocratique qui traverse les élites françaises (...)