UN MOMENT DE
BASCULE
A bien des
égards, oui, le monde était sens dessus dessous. Plus d'un repère intellectuel
et politique était en train de sauter. Et ce qui rend Joseph Anton
passionnant, c'est que ce livre témoigne, au ras du quotidien, d'un moment de
bascule alors difficilement perceptible : c'est à cette époque que les
références politiques occidentales (nationale, socialiste, libérale...) furent
défiées pour de bon par l'islam radical et sa puissance d'entraînement. "Le
problème de l'islam comme force politique est un problème essentiel pour notre
époque et pour les années qui vont venir", constatait le philosophe
Michel Foucault, en 1979, lors de ses reportages au cœur de la révolution
iranienne. Dix ans plus tard, quand les mollahs condamnèrent à mort un citoyen
britannique pour avoir écrit un roman "impie", la chose sidérait
encore. Les attentats du 11 septembre n'avaient pas eu lieu, le cinéaste Theo
Van Gogh n'avait pas été assassiné, les caricatures de Mahomet n'avaient pas
mis le feu aux poudres, les locaux de Charlie Hebdo n'avaient pas encore
brûlé... "Tout cela fait partie de la même histoire, du même récit
fondamental, affirme Rushdie. Mais, en 1989, il était trop tôt pour comprendre
de quoi il s'agissait. Personne n'a vu la fatwa comme le début d'un conflit
plus large, on y percevait une anomalie farfelue. C'est comme dans Les Oiseaux,
d'Hitchcock. Il y a d'abord un oiseau qui apparaît, et vous vous dites :
"C'est juste un oiseau !" C'est seulement plus tard, quand le ciel
est rempli d'oiseaux furieux, que vous pensez : "Ah, oui, cet oiseau
annonçait quelque chose, il n'était que le premier...""
Cette
comparaison est omniprésente sous la plume de Rushdie, dont le livre bâtit une "ornithologie
de la terreur". Merles de la mort, oiseaux désespérés ou pigeons
naïfs, chaque acteur de cette scène tragique est décrit comme un volatile
emporté par un tourbillon aussi absurde que sanglant. Vers le milieu de Joseph
Anton, Rushdie évoque en particulier une "mouette aux ailes mazoutées
qui ne pouvait plus voler". Le mazout, ici, représente la visqueuse
tolérance à l'égard de l'intolérance, l'idéologie sirupeuse du compromis et
l'accusation paralysante d'"islamophobie". Là encore, quand on lui
fait observer que l'animosité envers l'islam cache parfois mal un racisme pur
et simple, Rushdie se cabre : "Je n'ai aucune tolérance à l'égard de la
xénophobie et du racisme, que j'ai toujours combattus. Ceux qui s'attaquent aux
minorités, aux musulmans ou aux homosexuels, par exemple, doivent être condamnés
par la loi. L'islamophobie, c'est autre chose, c'est un mot qui a été inventé
récemment pour protéger une communauté, comme si l'islam était une race. Mais
l'islam n'est pas une race, c'est une religion, un choix. Et dans une société
ouverte, nous devons pouvoir converser librement au sujet des idées."
Ainsi, dans
son livre, Rushdie énonce sur l'islam au sens large, et non seulement sur ses
avatars fondamentalistes, des jugements qui étonnent par leur généralité
englobante et leur sévérité lapidaire. Lui qui a grandi dans une famille
musulmane où beaucoup étaient pratiquants, lui dont le père, d'une grande
érudition religieuse, avait choisi de s'appeler Rushdie en hommage à Ibn Rushd
(Averroès), lui qui a connu le déracinement et la xénophobie, n'hésite pas à fustiger
une religion à l'égard de laquelle son hostilité, là encore, semble s'être
intensifiée pendant ses années de clandestinité : "C'est vrai, ma
vision des choses est plus tranchée aujourd'hui. Il faut dire que j'ai traversé
une épreuve qui m'a obligé à prêter attention à ce qui se passait dans le monde
musulman. Or quelque chose a mal tourné au sein de l'islam. C'est assez récent.
Je me souviens, quand j'étais jeune, beaucoup de villes dans le monde musulman
étaient des cités cosmopolites, de grande culture. On surnommait Beyrouth le "Paris
de l'Orient". L'islam dans lequel j'ai grandi était ouvert, influencé par
le soufisme et l'hindouisme, ce n'était pas celui qui est en train de se
répandre à toute vitesse. C'est pour moi une tragédie que cette culture régresse
à ce point, comme une blessure auto-infligée. Et je pense qu'il y a une limite
au-delà de laquelle vous ne pouvez plus blâmer l'Occident. Parfois, vous savez,
les problèmes sont vos problèmes. Cela dit, s'il y avait le moindre signe qu'une
société musulmane était capable de créer une démocratie ouverte, je changerais
d'avis."
Pour que ce
revirement soit possible, songe-t-on en l'écoutant, il faudrait que Salman
Rushdie se débarrasse de Joseph Anton, et qu'il puisse surmonter la peur, la
colère qui ont structuré ces années de chasse à l'homme. C'est peut-être pour
cela que ces Mémoires sont écrits non pas à la première, mais à la troisième
personne du singulier : comme si Rushdie souhaitait mettre à distance cette
époque de cavale et d'épouvante, montrer que Joseph Anton le fugitif est devenu
le personnage d'un récit dont Rushdie l'écrivain maîtrisait la narration. "Je
n'avais jamais eu envie d'écrire une autobiographie, précise Rushdie. Mais il
se trouve qu'à cette époque ma vie est devenue une sorte de thriller, donc j'ai
pensé que Joseph Anton pouvait devenir un personnage de roman. Cette période de
mon existence est aujourd'hui close et, sauf s'il devait m'arriver quelque
chose de terrible, j'espère vraiment que ces Mémoires n'auront pas de tome
II..."
Ces mots,
Rushdie les a prononcés le 12 septembre, à Londres, dans les bureaux de son
agent Andrew Wylie. Quatre jours plus tard, les mollahs iraniens annonçaient
qu'ils ajoutaient 500 000 dollars à la prime qui récompenserait son assassin.
Une fois de plus, c'est un message de Téhéran qui pourrait obliger le soldat
Anton à reprendre du service.
Jean Birnbaum,
Le Monde, 20 septembre 2012
Joseph
Anton. Une autobiographie (Joseph Anton. A Memoir), de Salman Rushdie, traduit
de l'anglais par Gérard Meudal, Plon, 734 p., 24 €.