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07 octobre 2012

Les Mémoires de guerre de Salman Rushdie (2/2)



UN MOMENT DE BASCULE

A bien des égards, oui, le monde était sens dessus dessous. Plus d'un repère intellectuel et politique était en train de sauter. Et ce qui rend Joseph Anton passionnant, c'est que ce livre témoigne, au ras du quotidien, d'un moment de bascule alors difficilement perceptible : c'est à cette époque que les références politiques occidentales (nationale, socialiste, libérale...) furent défiées pour de bon par l'islam radical et sa puissance d'entraînement. "Le problème de l'islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir", constatait le philosophe Michel Foucault, en 1979, lors de ses reportages au cœur de la révolution iranienne. Dix ans plus tard, quand les mollahs condamnèrent à mort un citoyen britannique pour avoir écrit un roman "impie", la chose sidérait encore. Les attentats du 11 septembre n'avaient pas eu lieu, le cinéaste Theo Van Gogh n'avait pas été assassiné, les caricatures de Mahomet n'avaient pas mis le feu aux poudres, les locaux de Charlie Hebdo n'avaient pas encore brûlé... "Tout cela fait partie de la même histoire, du même récit fondamental, affirme Rushdie. Mais, en 1989, il était trop tôt pour comprendre de quoi il s'agissait. Personne n'a vu la fatwa comme le début d'un conflit plus large, on y percevait une anomalie farfelue. C'est comme dans Les Oiseaux, d'Hitchcock. Il y a d'abord un oiseau qui apparaît, et vous vous dites : "C'est juste un oiseau !" C'est seulement plus tard, quand le ciel est rempli d'oiseaux furieux, que vous pensez : "Ah, oui, cet oiseau annonçait quelque chose, il n'était que le premier...""

Cette comparaison est omniprésente sous la plume de Rushdie, dont le livre bâtit une "ornithologie de la terreur". Merles de la mort, oiseaux désespérés ou pigeons naïfs, chaque acteur de cette scène tragique est décrit comme un volatile emporté par un tourbillon aussi absurde que sanglant. Vers le milieu de Joseph Anton, Rushdie évoque en particulier une "mouette aux ailes mazoutées qui ne pouvait plus voler". Le mazout, ici, représente la visqueuse tolérance à l'égard de l'intolérance, l'idéologie sirupeuse du compromis et l'accusation paralysante d'"islamophobie". Là encore, quand on lui fait observer que l'animosité envers l'islam cache parfois mal un racisme pur et simple, Rushdie se cabre : "Je n'ai aucune tolérance à l'égard de la xénophobie et du racisme, que j'ai toujours combattus. Ceux qui s'attaquent aux minorités, aux musulmans ou aux homosexuels, par exemple, doivent être condamnés par la loi. L'islamophobie, c'est autre chose, c'est un mot qui a été inventé récemment pour protéger une communauté, comme si l'islam était une race. Mais l'islam n'est pas une race, c'est une religion, un choix. Et dans une société ouverte, nous devons pouvoir converser librement au sujet des idées."
Ainsi, dans son livre, Rushdie énonce sur l'islam au sens large, et non seulement sur ses avatars fondamentalistes, des jugements qui étonnent par leur généralité englobante et leur sévérité lapidaire. Lui qui a grandi dans une famille musulmane où beaucoup étaient pratiquants, lui dont le père, d'une grande érudition religieuse, avait choisi de s'appeler Rushdie en hommage à Ibn Rushd (Averroès), lui qui a connu le déracinement et la xénophobie, n'hésite pas à fustiger une religion à l'égard de laquelle son hostilité, là encore, semble s'être intensifiée pendant ses années de clandestinité : "C'est vrai, ma vision des choses est plus tranchée aujourd'hui. Il faut dire que j'ai traversé une épreuve qui m'a obligé à prêter attention à ce qui se passait dans le monde musulman. Or quelque chose a mal tourné au sein de l'islam. C'est assez récent. Je me souviens, quand j'étais jeune, beaucoup de villes dans le monde musulman étaient des cités cosmopolites, de grande culture. On surnommait Beyrouth le "Paris de l'Orient". L'islam dans lequel j'ai grandi était ouvert, influencé par le soufisme et l'hindouisme, ce n'était pas celui qui est en train de se répandre à toute vitesse. C'est pour moi une tragédie que cette culture régresse à ce point, comme une blessure auto-infligée. Et je pense qu'il y a une limite au-delà de laquelle vous ne pouvez plus blâmer l'Occident. Parfois, vous savez, les problèmes sont vos problèmes. Cela dit, s'il y avait le moindre signe qu'une société musulmane était capable de créer une démocratie ouverte, je changerais d'avis."

Pour que ce revirement soit possible, songe-t-on en l'écoutant, il faudrait que Salman Rushdie se débarrasse de Joseph Anton, et qu'il puisse surmonter la peur, la colère qui ont structuré ces années de chasse à l'homme. C'est peut-être pour cela que ces Mémoires sont écrits non pas à la première, mais à la troisième personne du singulier : comme si Rushdie souhaitait mettre à distance cette époque de cavale et d'épouvante, montrer que Joseph Anton le fugitif est devenu le personnage d'un récit dont Rushdie l'écrivain maîtrisait la narration. "Je n'avais jamais eu envie d'écrire une autobiographie, précise Rushdie. Mais il se trouve qu'à cette époque ma vie est devenue une sorte de thriller, donc j'ai pensé que Joseph Anton pouvait devenir un personnage de roman. Cette période de mon existence est aujourd'hui close et, sauf s'il devait m'arriver quelque chose de terrible, j'espère vraiment que ces Mémoires n'auront pas de tome II..."
Ces mots, Rushdie les a prononcés le 12 septembre, à Londres, dans les bureaux de son agent Andrew Wylie. Quatre jours plus tard, les mollahs iraniens annonçaient qu'ils ajoutaient 500 000 dollars à la prime qui récompenserait son assassin. Une fois de plus, c'est un message de Téhéran qui pourrait obliger le soldat Anton à reprendre du service.

Jean Birnbaum,
Le Monde, 20 septembre 2012

Joseph Anton. Une autobiographie (Joseph Anton. A Memoir), de Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Plon, 734 p., 24 €.