Richard Prasquier
Etre indulgent envers
l'islamisme radical, c'est être indulgent envers le nazisme. Ce propos que j'ai
tenu devant le président François Hollande à l'Elysée, le 7 octobre, était
destiné à provoquer une prise de conscience. Pourtant, la rencontre avec le
chef de l'Etat après le démantèlement d'une filière terroriste, si elle avait
rassuré quant à la détermination des pouvoirs publics, avait été aussi bien
inquiétante. Elle révélait la probabilité d'autres filières encore dormantes,
composées d'amateurs dévots de leur propre mort.
La comparaison entre nazisme et islamisme radical a
choqué certains survivants de l'époque nazie, celle des juifs traqués et
assassinés en masse, et ils estiment que toute mise en regard avec la situation
d'aujourd'hui est indécente. Plusieurs d'entre eux savent comment ma vie s'est
bâtie à l'ombre de cette histoire et combien je déteste tout ce qui peut ressembler
à une analogie imbécile. Mais il ne s'agit pas ici des crimes commis : ceux des
nazis sont indépassés dans l'histoire de l'humanité. Il s'agit de doctrine, de
ces mots en "isme" qui ont organisé le comportement des groupes
humains, souvent pour le malheur de l'humanité commune. Il s'agit d'idéologie.
Qu'il soit bien entendu que parler d'islamisme
radical, ce n'est pas parler de l'islam, ce n'est pas non plus parler d'islamisme,
ce dernier terme étant entendu comme synonyme d'islam politique : ce dernier
est une conception du monde contre laquelle on peut s'élever avec force quand
on n'admet pas la confusion entre le sacré et le profane sous un même couvercle
parler, quelle qu'en soit l'étiquette religieuse. Mais "islamisme
radical" réfère à une conception du monde où il est nécessaire de poursuivre
l'œuvre divine en annihilant les ennemis. Les islamologues discutent du terme
approprié, et certains préfèrent celui de salafisme djihadiste. N'étant pas
spécialiste, j'ai préféré la formule "islamisme radical". Mais la
réalité qui la génère est bien perceptible. Il est capital de prendre la mesure
du danger qu'elle représente.
Entre le nazisme et l'islamisme radical, deux points
communs sont évidents, l'un est la place d'ennemi prioritaire attribuée au
juif, l'autre est sa déshumanisation. Il y avait une pudeur de langage à ne pas
vouloir attribuer le terme d'antisémitisme à une
haine d'apocalypse envers les juifs, exprimée dans la charte du Hamas ("Quand
les temps arriveront, chaque musulman devra tuer son juif..."). Les
Arabes étant eux-mêmes sémites, ils ne pouvaient pas être antisémites..., comme
si M. Marr, inventeur du terme, avait pensé à qui que ce fût d'autre qu'aux
juifs quand il en a lancé l'usage ! Force est d'admettre que l'antisémitisme
est une composante essentielle de l'idéologie de l'islamisme radical, comme il
l'était du nazisme.
Mais la déshumanisation de l'"autre" est une
ressemblance peut-être encore plus signifiante. Pour les nazis, les juifs
étaient des cafards, des rats, des poux ou de grosses bactéries. Pour les
islamistes radicaux, les juifs et les chrétiens sont des bâtards de singes, de
porcs, d'ânes ou de chiens. Les experts discutent des diverses qualifications,
et on peut arguer qu'il y a une progression dans la hiérarchie animale, mais le
message est identique : l'ennemi n'a que l'apparence d'un être humain. La vraie
connaissance consiste à distinguer son caractère bestial.
Primo Levi a consacré des pages inoubliables à ce
processus de déshumanisation chez les nazis. La zoologie de la haine est à l'œuvre
dans les prêches radicaux. Décréter que son ennemi n'est pas humain autorise à
le tuer sans difficulté. Plus encore, cela permet de tuer
l'enfant, ce qui est une étape initiatique : Himmler parlait du difficile
travail des SS confrontés à des juifs qu'un ignorant pouvait prendre pour des
humains. Mohamed Merah tire à bout touchant dans la tempe d'une enfant de 4
ans, comme les nazis projetaient la tête des bébés contre les arbres pour
économiser des balles.
Mohamed Merah a eu la fierté de filmer ses meurtres.
Il s'en est fallu de peu que ces images insoutenables ne circulent sur
Internet. On peut être sûr que, loin de déclencher l'horreur, elles auraient
généré des vocations de meurtriers. Est-ce qu'une idéologie qui se prévaut de
l'appui de la divinité a moins de scrupules à rendre ses crimes publics qu'une
idéologie fondée sur le surhomme, sans référence à l'au-delà, ou est-ce le
progrès technologique ? Qu'importe. Le remords ne fait pas partie du bagage
moral des tueurs endoctrinés du nazisme ou de l'islamisme radical.
Qu'il y ait des liens historiques entre les deux
doctrines, c'est probable. Les historiens mettent l'accent sur les connexions
et les complicités qui, au-delà même de la figure du mufti de Jérusalem, ont
relié les nazis et les mouvements politiques islamiques de l'époque, religieux
ou non, lesquels se sont développés dans un contexte d'animosité contre la
colonisation occidentale. Par ailleurs, Israël a fourni à la radicalisation un
aiguillon pour englober des haines diverses. Le nazisme
avait englouti sous son idéologie des rancœurs disparates.
Les limites entre les divers aspects de l'islamisme sont
floues. Qui peut dire que l'influence de l'idéologue de l'islamisme Sayyid Qotb (1906-1966) ne s'exerce que chez les Frères
musulmans et pas chez les salafistes ? Mais il existe une idéologie de
l'islamisme radical qui est celle des meurtriers pour la gloire d'Allah.
L'influence de cette idéologie est loin de décroître. Il n'y a contre elle
aucun accommodement. Comme à cette époque, il y a des appels à l'indulgence.
Instruits des dangers de l'histoire, nous serions coupables si nous persistions
dans notre aveuglement.
Richard Prasquier,
président du Conseil représentatif des institutions
juives de France (CRIF)
"Le Monde", 17 octobre 2012