L’image que renvoie un pays vers l’extérieur est
toujours importante, mais elle l’est encore davantage dans le cas d’un régime
qui se veut révolutionnaire. Cela a été particulièrement le cas dès la
fondation de la République islamique.
Le régime iranien, créé par l’ayatollah Khomeiny en
1979, est une «république islamique». Même si, par la force des choses, il
s’appuie sur la prééminence du chiisme à l’intérieur du pays et sur les
communautés chiites à l’extérieur, il ne se présente cependant jamais comme une
république «chiite». Bien au contraire, il se veut le meilleur soutien de
l’unité islamique (vahdat-e eslam) et le champion de la lutte des masses
musulmanes contre «l’arrogance mondiale» et les régimes musulmans «complices»
de l’Occident selon le jargon du pouvoir iranien. Il a développé un discours
idéologique où il se présente comme le défenseur des «opprimés» face aux
Etats-Unis, identifiés comme «le Grand Satan».
Dès le départ, Téhéran s’est aussi présenté comme le
leader du «front du refus» face à Israël et un soutien indéfectible de la cause
des Palestiniens. Ces diverses dimensions de son discours idéologique lui ont
valu par le passé d’importants gains en termes d’image et d’influence dans
l’opinion publique musulmane en général et dans le monde arabe en particulier.
Cette image de la République islamique comme
avant-garde des luttes du monde musulman dans son ensemble, située au-dessus
des clivages sectaires, a été, bon an mal an, maintenue jusqu’au déclenchement
des «printemps arabes» où les événements de Bahreïn et surtout le soutien
multiforme que Téhéran a apporté au régime syrien l’ont considérablement
détériorée. Cette dégradation s’est encore accentuée en raison de la politique
iranienne en Irak et au Yémen, Téhéran étant accusé dans les deux cas par ses
détracteurs de poursuivre une politique pan-chiite comme au Bahreïn et en
Syrie.
Même la Turquie, pourtant prudente dans ses rapports
avec l’Iran, a sévèrement critiqué sa politique dans ces deux pays et plus
généralement ses ambitions régionales. Au final, la situation d’alignement de
facto de Téhéran sur les causes chiites partout au Moyen-Orient – même s’il
tente de s’en défendre – a fait tomber sa politique étrangère dans le piège du
sectarisme qu’elle avait pourtant longtemps réussi à éviter avec un certain
talent.
Cette situation, dangereuse pour les intérêts
nationaux de l’Iran, a dégradé très significativement le capital de sympathie
dont il bénéficiait dans le monde musulman. De nombreux observateurs de la
scène politique moyen-orientale avaient déjà constaté depuis quelques années
l’érosion de l’image de Téhéran dans l’opinion publique musulmane. Mais cette
évolution ressentie n’avait jamais été mesurée de manière plus ou moins
précise, chiffres et statistiques à l’appui. Le dernier rapport du Global Attitude
Project, une série de sondages d’opinion réalisés sur plusieurs
années dans le monde entier par le Pew Research Center, un think tank américain
basé à Washington, apporte des détails et des éclaircissements à ce sujet qui
méritent que l’on s’y attarde*.
Selon ce rapport, l’Iran est perçu négativement dans
la plupart des pays du Moyen-Orient étudiés. Neuf Israéliens sur dix (92%) ont
une opinion négative de Téhéran, ce qui n’est pas vraiment une surprise. Mais
parmi les Israéliens, plus de six Arabes israéliens sur dix partagent cette
vision négative (63%). En Jordanie, 89% des sondés ont aussi une opinion
défavorable de l’Iran. Cette proportion s’élève respectivement à 64% en
Turquie, 57% dans les territoires palestiniens et 58% au Liban. Dans ce dernier
pays, les attitudes se divisent cependant le long des lignes religieuses. Plus
de neuf chiites libanais sur dix (95%) expriment une opinion positive de l’Iran
contre seulement 29% des Libanais chrétiens et 5% de Libanais sunnites. Cette
dégradation de l’image de l’Iran ne fait que confirmer une tendance qui s’étend
sur la décennie.
En effet selon Pew, depuis 2006-2007, les vues
favorables à l’Iran dans les pays à majorité musulmane sondés se sont
considérablement restreintes. Ainsi, les opinions favorables à l’Iran ont chuté
de 41% respectivement en Indonésie et en Jordanie. L’image de l’Iran dans
l’opinion publique turque s’est également considérablement détériorée (-36
points) durant la même période. On peut aussi relever une diminution importante
de la position de l’Iran en Malaisie (-22 points), dans les territoires
palestiniens (-21 points) et au Pakistan (-15 points). Ce dernier pays reste le
seul pays musulman sondé par Pew où une majorité (57%) considère l’Iran
favorablement.
Bien entendu, les sondages ne peuvent par définition
donner qu’une image partielle et imparfaite, et même parfois tronquée de la
réalité. Il faut donc les prendre avec prudence et les mettre en parallèle avec
d’autres informations pour en tirer des conclusions solides. Mais leur valeur
indicative est néanmoins importante quand ces sondages permettent de mesurer une
évolution sur plusieurs années, ce qui est le cas en l’occurrence.
Au final, ce sondage contredit entièrement le discours
triomphaliste affiché ces derniers temps à Téhéran quant à l’essor de son rôle
au Moyen-Orient et au-delà. Situation très inconfortable pour une république
populiste qui se veut populaire à l’intérieur de ses frontières comme à
l’extérieur…
Le régime se voulait le meilleur soutien de l’unité
islamique. Mais sa politique étrangère est tombée dans le piège du sectarisme
* Hani Zainulbhai, Richard Wike, «Iran’s Global Image
Mostly Negative» (juin 2015)
Mohammad-Reza Djalili, professeur honoraire à
l’IHEID, et Thierry Kellner, chargé de cours à l’ULB (Belgique)
Le Temps (Suisse)
28 juin 2015