Bar Mitzvah à Téhéran
Des 80 000 juifs qui vivaient en Iran jusqu'à la
révolution, seuls 10 000 ont choisi de rester. Cette minorité religieuse a son
député au Parlement, ses écoles... mais doit vivre dans la discrétion
C'est le grand jour. Arvin, 13 ans,
s'avance vers l'autel sculpté en bois et or. Les chants résonnent dans la
synagogue. Fière et rayonnante dans son chemisier en soie rouge vif, sa mère
verse une larme. Aujourd'hui, elle ne porte pas le foulard, pourtant
obligatoire en République islamique, mais une fleur épinglée à son chignon. Car
c'est un jour un peu particulier. Celui de la bar-mitsva de son fils. C'est
ici, à Yussef Abad, quartier cossu du centre-nord de Téhéran, que se trouve la
plus grande synagogue de la capitale. Les copains d'Arvin sont venus, tous
scolarisés dans des écoles juives. Il en reste cinq à Téhéran, les dernières du
pays. Elles subsistent grâce aux subventions du ministère de l'éducation. Le
frère d'Arvin, lui, va à l'école publique, républicaine et islamique. "J'ai
des amis juifs et des amis musulmans, ce n'est pas mal vu. Entre nous, la
question de la religion ne se pose pas."
Après la cérémonie, les convives se retrouvent autour
d'un buffet somptueux. Au menu : des mets traditionnels iraniens et... du vin.
Le patriarche porte sous le bras son trésor : une bouteille de deux litres.
"Ce vin a trente ans !", dit-il fièrement. Distillé à la maison,
à l'ancienne. Et autorisé uniquement dans le cadre du culte. La bouteille
s'arrête devant d'élégantes bourgeoises. Foulard en cachemire sur la tête,
elles pourraient ôter leur voile, mais la présence d'hommes musulmans –
l'interprète officiel et le photographe – les gêne. Des gobelets se tendent
puis, au dernier moment, se ravisent. "Vous savez, c'est vraiment une
exception liturgique...", précise l'une d'elles tout en refusant
catégoriquement d'être photographiée et de poursuivre le dialogue. Face à notre
obstination, elle lance : "Je suis conseillère de Khatami
[président réformateur de 1997 à 2005, NDLR], je suis une figure publique.
Alors si vous insistez, j'appelle la police !" Pas si simple d'être
juif en Iran...
Reconnus comme minorité dans la Constitution de 1979,
au même titre que les chrétiens et les zoroastriens, les juifs sont représentés
au Parlement par un unique député. Dans ce grand hémicycle à la moquette verte,
Ciamak Morsadegh siège parmi 289 autres élus, dont quelques femmes couvertes du
long tchador noir et des mollahs coiffés du turban de la même couleur réservé
aux sayyid, les descendants du Prophète. Quand il n'est pas au Parlement,
Ciamak Morsadegh passe ses journées à l'hôpital juif de Téhéran, dont il est le
directeur. Fondé sous le Shah, le lieu accueille désormais principalement des
patients musulmans. "Cet hôpital est un symbole de la tolérance en
Iran, dit-il d'emblée. Nous recevons l'aide du président Ahmadinejad.
Et, nous, les médecins, nous travaillons quasi gratuitement, juifs, musulmans
et chrétiens, tous unis pour le bien de la nation iranienne."
Une peinture idyllique dans un contexte où Israël menace
régulièrement l'Iran de frappes ciblées sur ses sites nucléaires... Mais en cas
de guerre, cette "nation iranienne" resterait-elle unie ? Les juifs
combattraient-ils sous la bannière de la République iranienne ? "Bien
sûr !, s'agace le député. Nous avons eu des martyrs, nous aussi, pendant
la guerre Iran-Irak ! Qui veut détruire les intérêts nationaux est notre
ennemi. Il n'y a pas de différences. Que ce soit Israël ou, auparavant, l'Irak.
Nous sommes prêts à défendre notre pays contre l'OTAN, contre les Etats-Unis et
contre Israël !" Malgré ces gages de patriotisme enflammés, la loyauté
des juifs iraniens reste, aux yeux du régime, sujette à caution. Comme tous les
autres jeunes hommes du pays, ils accomplissent leur service militaire, mais ne
deviennent jamais officiers. Et si la communauté compte quelques rares hauts
fonctionnaires, ils n'accéderont jamais à des postes de responsabilité
gouvernementale.
Il en va de même pour les autres minorités iraniennes.
Même si pour les juifs, la situation est plus complexe encore, à cause de
l'antisionisme déclaré de l'Iran depuis la révolution islamique. Car le fond du
problème, pour les ayatollahs, c'est bien l'existence même d'Israël, qu'ils
utilisent comme thème "fédérateur" dans la région. En niant le droit
d'exister à l'Etat hébreu et en se présentant comme le champion de la cause
palestinienne, ce régime chiite parvient, depuis trente-quatre ans, à séduire la
rue arabe, pourtant majoritairement sunnite. Il pousse d'ailleurs la logique
jusqu'au bout en y interdisant les voyages. Tout Iranien, qu'il soit juif ou
non, qui franchit des frontières présentées comme "illégitimes",
est passible de cinq ans de prison.
L'art de la dialectique persane
Mais, comme souvent en Orient, quand il s'agit de la
sphère privée, la règle n'est pas vraiment respectée. Le système est simple et
connu de tous : les passagers prennent deux avions, en passant par une escale
"alibi" comme laTurquie, et les douaniers israéliens apposent les
cachets d'entrée et de sortie sur une feuille du passeport "volante".
Ces voyages sont importants pour une communauté juive très éparpillée. Des 80
000 juifs présents à l'époque du Shah, il en reste à peine un huitième
aujourd'hui : 8 500, recensent les statistiques officielles ; 10 000, rectifie
l'Association nationale des juifs d'Iran, qui affirme que certains juifs vivent
"cachés", préférant taire leur religion. Ce qui est sûr, c'est qu'il
y a aujourd'hui plus de juifs iraniens en Israël et aux États-Unis qu'en
Iran...
Ceux qui sont restés défendent donc soigneusement leur
choix. "Dans les autres pays où il n'y a pas de menaces de frappes
militaires, les juifs doivent beaucoup plus se protéger que nous. En France,
par exemple, vous le savez bien, la communauté juive a eu beaucoup de
problèmes, avance le président de l'association. En Turquie, en Egypte,
les synagogues sont régulièrement attaquées, incendiées. Dieu merci, en Iran,
aucune minorité religieuse n'a eu ce genre de problème. Et cela malgré
l'hostilité qui existe entre l'Iran et Israël... En fait, l'Iran fait vraiment
la différence entre le sionisme et le judaïsme ."
Président de l'Association nationale des juifs d'Iran,
Homayoun Sameyah reçoit dans un vaste appartement, situé au deuxième étage d'un
bâtiment officiel : le siège de son association, subventionnée par l'Etat, qui
organise activités pour les jeunes, fêtes et concours. Comme la plupart de ses
coreligionnaires, il sait que sa liberté a un prix : la prudence, voire le
silence. Il avance donc à pas comptés sur des sujets aussi délicats que le
négationnisme affiché du président ultraconservateur, Mahmoud Ahmadinejad. "Il
y a eu des discussions et, malgré mon respect pour la présidence de la
République islamique d'Iran, je pense, personnellement, que même s'il n'y avait
eu qu'un seul juif tué pendant la deuxième guerre mondiale, à cause de son
appartenance religieuse, l'acte est un crime et doit être condamné."
Une thèse que ce pharmacien peut défendre en public,
avec une marge de manœuvre très limitée. "En Iran, la liberté
d'expression existe. Il y a trois ou quatre jours, je parlais devant une
assemblée d'étudiants bassidjis, donc très conservateurs. Lors de mon
intervention, j'ai condamné le massacre des juifs pendant la seconde guerre
mondiale et il n'y a pas eu de problème." Le professeur Sameyah insiste
sur le mot "massacre", à défaut d'"holocauste", terme que
réfute le régime des mollahs, l'utilisant plus volontiers au sujet des
Palestiniens. "Mais il y a bien eu un massacre et un génocide pendant
la deuxième guerre mondiale", conclut le pharmacien, audacieux.
Tous ne vont pas aussi loin, faute de maîtriser à la
perfection l'art de la dialectique persane. La plupart fuient cette bataille
sémantico-politique et évitent carrément le sujet. A Yussef Abad, la fête pour
la bar-mitsva d'Arvin bat son plein, et le vin qui circule en petite quantité
ne délie pas vraiment les langues. Lorsqu'on aborde la question avec un fidèle,
il balbutie, tétanisé : "Nous n'avons pas beaucoup d'informations sur
l'Holocauste. Cet événement s'est apparemment passé pendant la deuxième guerre
mondiale. Comme nous étions en Iran, loin du conflit mondial, et que l'Iran
était un pays neutre, nous ne pouvons pas savoir ce qui s'est passé en Allemagne."
Pas facile décidément d'être juif en Iran.
Pascale Bourgaux
Le Monde, 3 mai 2013