Vida Azimi
L'été fut chaud. A la touffeur de la température correspondit
l'épaisseur insoutenable d'un costume de bain féminin, pour le moins
encombrant! La France, comme oisive, s'adonna à plein cœur à des polémiques
virulentes, la marque même d'une société intranquille, peu sûre de ce qui fait
sa substance: une République laïque, démocratique et sociale. Des maires
prirent des arrêtés mal fagotés, trois juges -tous hommes dont l'impartialité
de l'un est pour le moins questionnable (voir Serge Sur, "L'ordonnance du
26 août sur le burkini ne règle rien", Le Monde 28-29 août 2016)-
apportèrent une décision controversée, le tout baignant dans une mauvaise soupe
où surnagent les inquiétudes légitimes des uns et les velléités souterraines
des autres.
En toile de fond, les premiers pas d'un processus si
indispensable, celui de doter l'Islam de France, d'un statut acceptable et
accepté par tous, à travers une Fondation profane à but "culturel"
dont le président pressenti est Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de
l'Intérieur, républicain sans faille, laïc incontestable, et une association
"cultuelle" de la loi de 1905 dirigée par des responsables musulmans.
Soulignons que le choix des mots ne doit laisser place à aucune confusion,
l'islam reste et restera toujours d'Arabie par ses origines; ce que nous devons
inventer est un islam "français", répondant aux besoins des Français
musulmans en particulier et à la tranquillité de tous les Français en général.
Pourquoi répéter ce que tout le monde sait, me diriez-vous? Parce que ce
"tout le monde" incarné par des internautes, amateurs de
"railleries" bourdonnantes, relayées même par des médias sérieux (Le
Monde, 31 août 2016, en "encadré") s'est moqué de la compétence du
président pressenti. Il aurait "connu" les pays arabo-musulmans (dont
l'Iran), "il y a 40 ans".
Après le "mauvais procès" du burkini, nous
voici devant une mauvaise foi qui n'augure rien de bon pour la réussite de l'entreprise.
Qu'a dit Jean-Pierre Chevènement au journaliste Patrick Cohen, sur l'antenne de
France Inter le 29 août 2016,
sinon que dans le monde musulman qu'il a connu autrefois, il y a longtemps, les
femmes pour la plupart n'étaient pas voilées -je peux l'attester pour l'Iran-
et il a ajouté une date que ni le journaliste, ni les auditeurs inattentifs
n'ont relevée: 1979. Et ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde.
Iranienne par ma naissance et mes ancêtres, déjà
Française par la langue, ma "patrie personnelle", exilée puis
"adoptée" par la France, selon la phraséologie de 1789, je sais
d'expérience -une expérience dont je me serais volontiers passée- le poids
tragique de cette année funeste sur la suite des événements dans le monde et
sur la situation des femmes dans les pays musulmans. Et je ne suis certainement
pas la seule à le ressentir!
Nous Iraniens croyions en 1979 dans notre
aveuglement que les mollahs et les ayatollahs étaient des ignorants incapables
de gouverner et que très tôt le pouvoir passerait à des civils plus ou moins
démocrates.
Qui aurait cru dans un Iran où des femmes occupaient
de hautes fonctions -ministres, parlementaires, ambassadeurs, magistrats
(l'islam l'interdit aux femmes), avocats, journalistes, professeurs des
universités- que l'on assisterait au grand enfermement et envoilement des
femmes, on lapiderait, on décapiterait, on répudierait, bref on asservirait les
femmes. Et ce ne vint pas d'un coup! Quand Khomeyni débarqua à Téhéran, il
n'était pas encore question d'obligation de voile et de soumission. Le poison
fut instillé par petites doses, avec un art consommé de duplicité. Et voilà pourquoi,
au bout de deux trois ans, la femme iranienne devint muette et couverte! Dupes
que nous fûmes!
Ils nous ont bien eues et cela fait près de quarante
ans, comme l'a dit justement Jean-Pierre Chevènement. Nous avions fait
"fausse route" pour reprendre l'expression d'Elisabeth Badinter,
méconnaissant le message politique véhiculé par ces bouts de chiffon
"dérisoires". Certaines allèrent jusqu'à rappeler que les femmes
avaient été dévoilées par la volonté despotique du père du dernier Shah: après
tout, pourquoi se formaliser puisqu'elles avaient été libérées d'une monarchie
honnie qui interdisait les libertés politiques? Mais elle reconnaissait les
libertés individuelles, celles du quotidien, régissant le mode de vie et les
relations sociales. Au "despotisme de la liberté", d'aucunes
préférèrent la "servitude" consentie. Pourtant nul n'ignorait le
Coran et la Charia enseignés pendant les six premières années scolaires. Tous
avaient en tête la première Révolution iranienne dite "la Révolution
constitutionnelle" ("Mashrouteh") qui triompha d'un clergé
favorable à un régime selon la Charia ("Mashroueh"). 1979 fut la
"contre-Révolution" de 1906, la revanche des clercs et parmi eux les
plus rétrogrades. A partir de là, pays après pays, ceux qui affichaient une teinture
de progrès et de laïcité, tombèrent dans l'islam rampant puis conquérant.
Devançons l'objection facile d'"occidentalisation" -tare suprême, il
s'agit pourtant de vos fameuses "valeurs" !- forcée. Savez-vous
pourquoi des parents, aussi les miens, optèrent pour une double éducation
orientale et occidentale? Point par mépris des traditions mais pour que nous
puissions, armés d'une culture plurimillénaire et enrichis des atouts de la
civilisation européenne, vous "tutoyer", oui, vous "tutoyer",
être vos égaux.
Revenons à la France où par un travail de sape assidu
et continuel, les communautés dominent la société où se partagent deux
populations, l'une minoritaire qui se veut "créancière", pour des
raisons coloniales, de plus en plus revendicative, l'autre majoritaire
proclamée "débitrice",définitivement fautive et repentante. La
première porte ses racines bien en évidence, tels des banyans, la seconde cache
les siennes. Aucun signe n'est "dérisoire". Le grand poète de Shiraz,
Hâfez, désigne le chapelet comme "le signe avant-coureur de l'armée de
l'hypocrisie", qu'il échange volontiers contre "une coupe de
vin". In vino veritas? La société française n'a plus l'audace du poète
persan. Son identité ne peut être "heureuse" en ce moment ni dans un
futur proche. Elle n'est pas toute "malheureuse", elle n'est pas
encore devenue "mineure" ni tout à fait docile. C'est plutôt une
"identité soucieuse" et l'islamophobie reprochée n'est, comme
l'étymologie l'indique, que "la peur de l'islam" et non une haine à
son endroit. Foi de Persane, il y a franchement de quoi! On peut y perdre un
"cher et vieux" pays...
Vida Azimi
Historienne du
droit, Directrice de recherche au CNRS-Centre d’études et de recherches de
science administrative et politique/Université Paris II
Le Huffington Post, 2 septembre 2016