Anders Behring Breivik à l'ouverture de son procès (photo Reuters)
Le 16 avril s'ouvre à Oslo le
procès d'Anders Behring Breivik.
Durant la première semaine, le terroriste norvégien, inculpé du meurtre de 77 personnes, le 22 juillet 2011, à Oslo
et sur l'île d'Utoya, aura la possibilité de justifier ses crimes. Les Norvégiens s'attendent à vivre une semaine pénible. Car, comme son avocat l'explique
au Monde, "Breivik ne
regrette rien et il referait la même chose si l'occasion se présentait".
Même si certains le
considèrent comme fou - la cour en décidera à l'issue du procès, en juillet -,
Breivik se prévaut d'une doctrine bien précise, avec ses penseurs et ses
relais. Il est le premier terroriste à revendiquer une action de cette ampleur au titre du counterjihad, une idéologie et un mouvement dans
les faits largement anti-islam.
L'action de Breivik - un loup solitaire s'attaquant à l'Etat, qu'il désigne
coupable de toutes les traîtrises - est en outre inspirée par l'extrême droite
américaine.
CONSPIRATION
Le counterjihad a adopté la
thèse "Eurabia",
dont les promoteurs affirment que l'Europe
est en voie d'être absorbée par le monde arabe. Depuis les années 1970, une
conspiration lierait les élites européennes et les pays musulmans producteurs
de pétrole sur le thème "pétrole contre immigrés
musulmans". Selon Bat Ye'or, une chercheuse égyptienne
d'origine juive habitant en Suisse,
la France a joué un rôle de
premier plan lorsque Michel Jobert, ministre des affaires étrangères de Georges
Pompidou, lance l'idée du dialogue euro-arabe après la première crise
pétrolière, en 1973. En échange de livraisons de pétrole en provenance des pays
producteurs, soutient la chercheuse, l'Europe devait ouvrir ses portes aux musulmans et se soumettre à l'islam.
Deuxième conviction du
counterjihad: il n'existe pas de musulmans modérés. Ceux qui le croient sont
des naïfs, des victimes du politiquement correct, des imbéciles heureux ou,
pire, des traîtres, collabos et adeptes de la "dhimmitude", cette soumission des
non-musulmans à l'islam.
Le counterjihad pointe enfin
l'arme démographique: les musulmans vont envahir l'Europe, car ils font plus d'enfants -
ce que les études démentent, en pointant la baisse de natalité des familles
immigrées installées en Europe.
RENAISSANCE NATIONALE
Dans le monde très disparate
du counterjihad, tout le monde n'adhère pas à ces trois convictions, mais elles
servent de toile de fond. ""Eurabia"
est ridiculisée en étant décrite comme une théorie de la conspiration",
remarque Kent Ekeroth, l'une des figures les plus emblématiques du
mouvement counterjihad. Pour ce député suédois des Démocrates de Suède (SD), un parti d'extrême droite
entré au Parlement en 2010, "il
n'y a pas besoin de conspiration et de plan secret pour changer l'Europe.
L'immigration de masse
suffit". La
renaissance nationale est l'élément central de cette idéologie, fondée sur
l'affrontement entre chrétiens et musulmans vieux de 1400 ans. Le leitmotiv est
clair: Arabes et musulmans ne sont pas solubles dans les démocraties
occidentales.
Quelques heures avant ses
attentats sanglants, Breivik a posté sur Internet un manifeste de 1518 pages
intitulé 2083: A European Declaration of Independance, qu'il a envoyé à
plusieurs centaines de personnes. Le texte est truffé de références au
counterjihad. Ce mouvement est également relayé depuis une dizaine d'années par
des sites Internet et des blogs qui
pullulent en Europe et aux Etats-Unis.
Jihad Watch, l'un des plus actifs, est animé par l'Américain Robert
Spencer - que Breivik cite souvent, le proposant même pour le prix Nobel de
la paix. Il y a aussi Atlas
Shrugs, de Pamela Geller, directrice d'American
Freedom Defense Initiative (AFDI), et Stop
Islamization of America (SIOA). Le site Internet le plus rassembleur est
Gates of Vienna, où s'exprime un blogueur norvégien sous le nom de Fjordman ("l'homme du fjord",
pseudonyme de Peder Are Nostvold
Jensen).
EN GUERRE
Ce dernier fut l'un des
inspirateurs de Breivik. "Fjordman
a encouragé les Occidentaux à s'armer et il dit que, lorsque nous serons débarrassés du
multiculturalisme, il faudra aussi se débarrasser de ses partisans",
explique Tor Bach, responsable de Vepsen,
un magazine norvégien spécialiste de mouvements extrémistes. Pour Tor Bach, il
est essentiel de rappeler que Breivik "a
été fortement influencé par de nombreuses personnes qui, aujourd'hui, s'en
lavent les mains. Dire que Breivik n'est pas le produit d'un climat de débat et d'un mouvement politique est un mensonge".
L'avocat du terroriste a du
reste demandé à Fjordman - mais aussi à des islamistes virulents - de témoigner
au procès. Sa stratégie, qui suit la volonté de Breivik, est simple: montrer que le terroriste n'est pas fou, qu'il n'est pas le
seul à penser ainsi et que, pour ces gens-là, une guerre est en
cours. Pas simple. Car, depuis le carnage de 2011, les acteurs de cette
mouvance tentent par tous les moyens de prendre leurs distances avec ce "fou" de Breivik.
En France, le mouvement
compte quelques relais. Certains d'influence confidentielle, comme le blog
Vérité, Valeurs et Démocratie, animé par Alain
Wagner. D'autres plus médiatiques, comme le Bloc identitaire, formation
d'extrême droite radicale, ou Riposte laïque, son allié sur la question. Ces
deux organisations avaient lancé le fameux "apéro
saucisson-pinard" du 18 juin 2010 avant de coorganiser,
quelques mois plus tard, des Assises contre l'islamisation.
Ce samedi 31 mars, quelque
200 militants antijihad, venus d'une dizaine de pays européens, se sont
rassemblés à Aarhus, au Danemark.
C'est déjà dans cette ville qu'a eu lieu la première grande rencontre du mouvement
counterjihad, en 2007, alors que l'affaire des caricatures de Mahomet, publiées
en septembre2005 dans un quotidien local, faisait encore des vagues. Cette
année, pour ceux qui espéraient une manifestation de masse, l'échec fut
cuisant: les manifestants antiracistes ont mobilisé vingt fois plus de monde.
Mais, pour les leaders
anti-islam, l'intérêt du rassemblement était ailleurs. Dans la portée
symbolique que cette rencontre d'Aarhus a pu donner au mouvement. Le Britannique
Tommy Robinson, fondateur en 2009 de l'English
Defence League (EDL), la première organisation de rue du mouvement
counterjihad, entouré de ses nombreux gardes du corps, était la vedette de
Tommy Robinson est une autre
figure que Breivik cite en exemple. Et si le militant d'extrême droite a traité
le terroriste norvégien de "monstre",
il a ajouté à Aarhus: "Il
avait raison dans le sens où l'islam est une menace pour l'Europe."
A propos des manifestations tonitruantes de l'EDL dans les rues anglaises, il a
déclaré: "Nous sommes
un symptôme du problème. Le problème est le Coran et ses enseignements."
Robinson prétend qu'il existe en Europe 21 ligues de défense calquées sur la
sienne, comprenant chacune des milliers de membres. Dans les faits, de telles
organisations ne mobilisent que quelques dizaines de personnes.
"FATRAS
IDÉOLOGIQUE"
"L'élément le plus
important, ce n'est pas les ligues de défense, explique toutefois le politologue Jean-Yves
Camus, spécialiste français de l'extrême droite, mais la manière dont les questions
liées au multiculturalisme et à la présence de l'islam sont désormais au cœur
de formations politiques qui aspirent au pouvoir." Pour ce chercheur associé à
l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), "l'aspect le plus inquiétant du
fatras idéologique ayant motivé le passage à l'acte de Breivik est que
l'idée-force de son manifeste est désormais la base du nouveau logiciel politique du
national-populisme européen".
L'idéologie du counterjihad a
favorisé un vaste reclassement au sein de nombreux partis populistes et
d'extrême droite européens. Pour une partie d'entre eux, depuis les attentats
du 11septembre 2001, l'ennemi principal est devenu l'islam. A leurs yeux, entre
l'Occident et cette religion, une guerre de civilisations est en cours. Aussi
la "nouvelle"
extrême droite post-11-Septembre se distingue-t-elle de l'extrême droite
traditionnelle dans son rapport à Israël
et aux communautés juives, qu'elle espère enrôler dans son combat. Du coup,
plusieurs formations ont abandonné, ou simplement mis en sourdine, les
thématiques antisémites qu'elles avaient pu jadis porter.
DRAPEAUX ISRAÉLIENS
En Allemagne, l'extrême droite est
déchirée. Le NPD demeure un parti raciste et antisémite traditionnel, tandis
que les partis Pro Deutscland et Die Freiheit s'inspirent clairement de
l'idéologie counterjihad - ils brandissaient des drapeaux israéliens à Aarhus.
D'autres partis d'extrême droite en Europe auraient basculé de ce côté.
Fjordman a affirmé au Monde que le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, le British Freedom Party
en Grande-Bretagne, le Parti du peuple danois (DF), les Démocrates de Suède et l'UDC en Suisse sont "sur la bonne voie".
Faire le voyage en Israël est également devenu
important pour les partis de cette nouvelle extrême droite. Ainsi, Louis Aliot,
numéro deux du Front national,
a été le premier dirigeant de ce parti à se rendre à Jérusalem, en décembre2011. "Si on croit comprendre le problème de l'islamisation en parlant
d'"Eurabia", mais que dans le même temps on prend position pour les
Arabes dans le conflit du Proche-Orient,
alors c'est qu'on n'a rien compris", insiste le député suédois
Kent Ekeroth.
CROISADE
Un argument désormais
récurrent, notamment sur la blogosphère, est de comparer nazisme et islam. Mais, en "passant d'un discours racial à
un discours culturel, plus acceptable", remarque Benjamin
Abtan, secrétaire général d'EGAM (European Grassroots Antiracist Movement), un
mouvement européen antiraciste. On remplace les juifs par les Arabes, la
conspiration des "Protocoles
des sages de Sion" par celle d'"Eurabia". Les plus radicaux ne
nient plus l'Holocauste, mais minimisent le massacre de Srebrenica - cette
ville de Bosnie où, en juillet 1995, des Serbes ont tué quelque 7500 musulmans.
Certains voient même dans cet événement le symbole du début de la résistance à
l'islam en Europe. Breivik a d'ailleurs écrit s'être engagé dans sa croisade
non pas après les attentats du 11-Septembre mais lors des bombardements de
Belgrade par l'OTAN, en 1999. Un
crime inexcusable selon lui.
Ainsi, en dépit d'une
impression désordonnée, ce milieu embryonnaire affiche sa cohérence. Comme
l'explique Kent Ekeroth, le concept de counterjihad est désormais assez bien
établi: "L'important,
maintenant, est que les gens de la rue prennent conscience de ce qui se
passe." Dans ce but, chacun, à son niveau, joue son rôle. Les
partis agissent dans l'arène publique et affichent leurs distances avec ceux
qui ont un discours trop musclé. Pour les petits soldats des ligues, l'heure
n'est plus au discours mais à l'action. Entre les deux, la blogosphère
maintient la tension en jouant la carte culturelle, aussi extrémiste soit-elle.
Tous, à des degrés divers, font de l'alarmisme un paramètre essentiel du
discours, avec en fond le spectre de la guerre civile.
Olivier Truc,
Le Monde, 14 avril 2012