L'Insatiable Tentatrice
Je pourrais
vous trouver une foule de cinglés débitant des laïus sur l’Insatiable Femme
Tentatrice, mais je vais rester grand public avec Qaradawi, qui est suivi par
un vaste auditoire sur les chaînes satellites et hors antenne. Bien qu’il
affirme que la mutilation génitale des femmes (qu’il appelle la «circoncision»,
euphémisme courant qui tente de mettre cette pratique sur le même plan que la
circoncision masculine) n’est pas «obligatoire», vous trouverez
également cette inestimable observation dans un de ses livres: «Personnellement,
je soutiens cette pratique vu les circonstances du monde moderne. Quiconque
estime que la circoncision est le meilleur moyen de protéger ses filles devrait
le faire», y a-t-il écrit, en ajoutant:
«L’opinion
modérée favorise la pratique de la circoncision pour diminuer la tentation.»
Donc même
chez les «modérés», les organes génitaux sont mutilés pour s’assurer que
leur désir garde les lèvres cousues —cet hilarant jeu de mot est intentionnel
bien sûr. Qaradawi a depuis émis une fatwa contre la mutilation génitale
féminine, mais personne ne s’étonne que quand l’Egypte a interdit la pratique
en 2008, certains législateurs des Frère musulmans se soient opposés à la loi.
Et c’est toujours le cas - y compris une éminente députée, appelée Azza
al-Garf.
Pourtant ce
sont bien les hommes qui n’arrivent pas à se contrôler dans les rues, où, du
Maroc au Yémen, le harcèlement sexuel est endémique, et c’est à cause des
hommes que tant de femmes sont encouragées à se voiler. Au Caire, un wagon de
métro est réservé aux femmes pour nous protéger des mains baladeuses et de pire
encore ; d’innombrables centres commerciaux saoudiens sont réservés aux
familles, interdisant l’accès aux hommes seuls s’ils ne produisent pas la femme
requise pour les accompagner.
Nous
entendons souvent que les économies défaillantes du monde arabe empêchent de
nombreux hommes de pouvoir se marier, et certains utilisent cet argument pour
expliquer la hausse du niveau de harcèlement sexuel dans les rues. Un sondage
de 2008 de l’Egyptian
Center for Women's Rights révèle que plus de 80% des Egyptiennes
déclarent avoir subi un harcèlement sexuel et plus de 60% des hommes admettent
le pratiquer. En revanche, rien sur la manière dont un mariage plus tardif peut
affecter les femmes. Les femmes ont-elles des besoins sexuels ou non?
Apparemment, le monde arabe n’en est qu’à ses balbutiements en termes de
rudiments de biologie humaine.
La vénération d'un Dieu misogyne
C’est là
qu’intervient l’appel à la prière et la sublimation par la religion que Rifaat
introduit si brillamment dans son récit. Tout comme les religieux nommés par le
régime bercent les pauvres avec des promesses de justice —et de vierges
nubiles— dans l’au-delà au lieu de reconnaître la corruption et le népotisme du
dictateur dans cette vie, de même les femmes sont réduites au silence par une
association mortelle d’hommes qui les détestent tout en leur affirmant que Dieu
est fermement de leur côté, à eux.
Je reviens à
l’Arabie saoudite, et pas seulement parce quand j’ai rencontré ce pays à l’âge
de 15 ans, le traumatisme m’a propulsée dans le féminisme —il n’y a pas d’autre
moyen de le décrire— mais parce que le royaume assume ouvertement sa vénération
d’un Dieu misogyne et qu’il n’a jamais à en payer les conséquences, grâce à son
maudit double avantage d’avoir du pétrole et d’abriter les deux sites les plus
sacrés de l’islam, la Mecque et Médine.
A l’époque
—dans les années 1980 et 1990— comme aujourd’hui, les religieux qui
passaient à la télévision saoudienne étaient obsédés par les femmes et leurs
orifices, et surtout par ce qui en sortait. Je n’oublierai jamais la fois où
j’ai entendu que si un bébé mâle vous urinait dessus, vous pouviez garder vos
vêtements pour prier, alors que si c’était une fille, il fallait vous changer.
Mais qu’est-ce qui pouvait bien vous rendre impur dans l’urine de fillette?
m’étais-je demandé.
La haine des
femmes.
Voulez-vous
savoir à quel point l’Arabie saoudite déteste les femmes? Au point que 15
filles sont mortes dans l’incendie de leur école à la Mecque en
2002, quand la «police des mœurs» les a empêchées de fuir le bâtiment en feu
—et empêché les pompiers de les secourir— parce qu’elles ne portaient pas les
voiles et les manteaux obligatoires en public. Et il n’y a eu aucune
conséquence. Personne n’a été jugé. Les parents ont été réduits au silence.
L’unique concession faite à l’horreur par Abdallah, le prince royal de
l’époque, a été de soustraire l’éducation des filles aux fanatiques salafistes
qui ont néanmoins réussi à maintenir largement leur main de fer sur le système
éducatif du royaume.
Haine en Arabie saoudite, haine en
Tunisie, haine en Libye...
Il ne s’agit
pas là d’un phénomène exclusivement saoudien, d’une curiosité odieuse dans ce
désert riche et isolé. La haine islamiste des femmes se consume ardemment dans
toute la région —aujourd’hui plus que jamais.
Au Koweït,
où pendant des années les islamistes ont combattu le droit de vote des femmes,
ceux-ci ont harcelé les quatre femmes qui avaient réussi à accéder au
parlement, exigeant que les deux qui ne couvraient pas leurs cheveux portent
des hijabs. Quand le parlement koweitien a été dissout en décembre dernier, un
député islamiste a exigé que la nouvelle chambre —où ne siégeait plus la
moindre femme— discute cette loi sur «la tenue décente.»
En Tunisie,
longtemps considérée comme ce qui se rapprochait le plus d’un exemple de
tolérance à suivre dans la région, les femmes ont retenu leur respiration à
l’automne dernier quand le parti islamiste Ennahda a remporté la majorité des
voix lors des élections de l’Assemblée constituante. Les dirigeants du parti se
sont engagés à respecter le Code du statut personnel de 1956, qui déclare «le
principe d’égalité entre hommes et femmes» en tant que citoyens et interdit
la polygamie. Mais des enseignantes d’université et des étudiantes se sont
plaintes depuis d’avoir subi des agressions et des intimidations de la part
d’islamistes parce qu’elles ne portaient pas de hijabs, tandis que de nombreux
activistes du droit des femmes se demandent comment des débats sur la loi
islamiste vont réellement affecter la loi réelle sous laquelle elles devront
vivre dans la Tunisie post-révolution.
En Libye, la
première chose que le chef du gouvernement par intérim, Moustafa Abdel Jalil,
promit de faire fut de lever les restrictions du tyran mort concernant la
polygamie. Avant d’imaginer Mouammar al-Kadhafi comme un féministe,
souvenez-vous que sous son règne, les filles et les femmes qui avaient survécu
à des agressions sexuelles ou étaient soupçonnées de «crimes moraux»
étaient jetées dans des «centres de réhabilitation sociale», des prisons
en réalité, d’où elles ne pouvaient sortir tant qu’un homme n’acceptait pas de
les épouser ou que leurs familles ne les reprenaient pas.
Et puis il y
a l’Egypte, où moins d’un mois après le retrait du président Hosni Moubarak, la
junte militaire qui le remplaçait, officiellement pour «protéger la
révolution», nous a involontairement rappelé les deux révolutions dont
nous, les femmes, avons besoin.
Même la voix est une tentation
Après avoir
débarrassé la place Tahrir des manifestants, l’armée a arrêté des dizaines
d’activistes, hommes et femmes. Les tyrans oppriment, battent et torturent tout
le monde. Ça nous le savons. Mais ces officiers réservent les «tests de
virginité» aux activistes femmes: un viol sous la forme d’un médecin qui
insère ses doigts dans le vagin à la recherche de l’hymen (le médecin a été
poursuivi et finalement acquitté en mars).
Quel espoir
peut-il y avoir pour les femmes dans le nouveau parlement égyptien, dominé
comme il l’est par des hommes bloqués au VIIe siècle? Un quart
de ces sièges parlementaires sont désormais occupés par des salafistes, qui
estiment que singer les us et coutumes de l’époque du prophète Mahomet est une
prescription appropriée à la vie moderne. A l’automne dernier, en présentant
des candidates aux élections [parce que la législation l’y obligeait], le parti
salafiste égyptien Al-Nour a remplacé le visage de chaque femme par une fleur.
Les femmes ne doivent être ni vues, ni entendues —même leur voix est une tentation—
elles siègent donc au parlement égyptien, couvertes de noir des pieds à la tête
et toujours absolument muettes.
Et nous
sommes au beau milieu d’une révolution en Egypte ! C’est une révolution au
cours de laquelle des femmes sont mortes, ont été battues, mitraillées et
agressées sexuellement en luttant aux côtés des hommes pour débarrasser notre
pays de ce patriarche majuscule —Moubarak— et pourtant tant de patriarches
minuscules nous oppriment encore.
Les Frères
musulmans, avec presque la moitié de tous les sièges de notre nouveau parlement
révolutionnaire, ne croient pas que les femmes (ou les chrétiens d’ailleurs)
puissent être présidentes. Celle qui dirige le «comité des femmes» du parti
politique des Frères musulmans a récemment déclaré que les femmes ne devraient
ni défiler ni manifester car il est plus «digne» de laisser leurs maris
et leurs frères le faire pour elles.
La haine des
femmes va loin dans la société égyptienne. Celles d’entre nous qui ont défilé
et manifesté ont dû négocier un champ de mines d’agressions sexuelles commises
à la fois par le régime et ses laquais, et, malheureusement, parfois par ceux
qui font la révolution à nos côtés.
Celui qui a décidé ainsi n'a jamais
été une femme
Le jour de
novembre où j’ai été victime d’une agression sexuelle dans la rue Mohamed
Mahmoud près de la place Tahrir, par au moins quatre membres de la police
anti-émeutes égyptienne, j’avais d’abord été pelotée par un homme sur la place
même. Alors que nous dénonçons avec empressement les agressions commises par le
régime, quand nous nous faisons violenter par des civils comme nous, nous
imaginons immédiatement que ce sont des agents du régime ou des voyous car nous
ne voulons pas ternir l’image de la révolution.
Quelles
solutions?
D’abord,
arrêtons de faire semblant. Reconnaissons la haine pour ce qu’elle est.
Résistons au relativisme culturel et sachons que même dans des pays qui
connaissent des révolutions et des soulèvements, les femmes resteront toujours
la cinquième roue du carrosse. On vous dira - à vous, le monde extérieur - que
c’est notre «culture» et notre «religion» de faire ceci ou cela aux femmes.
Sachez bien que celui qui en a décidé ainsi n’a jamais été une femme. Les
soulèvements arabes ont peut-être été déclenchés par un homme arabe - Mohamed
Bouazizi, le vendeur des rues tunisiens qui s’est brûlé vif par désespoir -
mais ils seront terminés par les femmes arabes.
N'attendons pas que nos Bouazizi
meurent
Amina Filali
—la jeune marocaine de 16 ans qui s’est empoisonnée après avoir été forcée à épouser son violeur, qui la battait— est
notre Bouazizi. Salwa el-Husseini, la première femme égyptienne à s’ériger
publiquement contre les «tests de virginité»; Samira Ibrahim,
la première à être allée devant les tribunaux; et Rasha Abdel Rahman, qui
a témoigné à ses côtés —elles sont nos Bouazizi. Il ne faut pas attendre
qu’elles meurent pour le devenir. Manal al-Sharif, qui a passé neuf jours en
prison pour avoir enfreint la loi de son pays interdisant aux femmes de conduire, est la
Bouazizi d’Arabie saoudite. Elle est à elle seule une force révolutionnaire qui
s’oppose à un océan de misogynie.
Nos
révolutions politiques ne réussiront pas si elles ne sont pas accompagnées de
révolutions de la pensée —des révolutions sociales, sexuelles et culturelles
qui renverseront les Moubarak dans nos esprits autant que dans nos chambres à
coucher.
«Vous
savez pourquoi ils nous ont soumises à des tests de virginité?», m’a
demandé Samira Ibrahim après que nous avons défilé des heures en l’honneur de
la journée internationale de la femme au Caire le 8 mars.
«Ils
veulent nous faire taire ; ils veulent chasser les femmes pour qu’elles
retournent à la maison. Mais nous ne bougerons pas.»
Nous ne nous
réduisons pas à nos foulards et à nos hymens. Ecoutez celles d’entre nous qui
se battent. Amplifiez les voix de la région et regardez de près la haine dans
ses yeux. Il y eut un temps où être islamiste était la position politique la
plus vulnérable en Égypte et en Tunisie. Sachez qu’aujourd’hui, ce pourrait
bien être celle de la femme. Comme ça l’a toujours été.
Mona
Eltahawy
Traduit par
Bérengère Viennot
Slate.fr, 2
mai 2012