Derviche tourneur
Tandis que le soleil décline
sur son campement accroché à une colline de Galilée, Miki Cohen prend place
sous une tonnelle en fer forgé et commence lentement, très lentement, la
giration d’un derviche tourneur. Les bras croisés sur la poitrine, à l’écoute
d’une musique soufie diffusée par son téléphone portable, il lève les bras
au-dessus de ses épaules, tournoyant, les yeux clos, en pleine extase mystique. La danse méditative soufie est la réponse de Miki Cohen, 58 ans, à de longues
années de questionnement spirituel.
Il est le premier Juif israélien à avoir accédé au rituel
sacré des musulmans soufis de l’ordre Mevlevi, fondé en Turquie au XIIIe
siècle, plus connu sous le nom d’ordre des « derviches tourneurs ».
Issu de la petite bourgeoisie de Tel-Aviv, Miki Cohen est resté traumatisé par
la guerre israélo-arabe du Kippour (1973), qui faillit tourner au désastre pour
Israël et durant laquelle il fut infirmier militaire. Il se lance dans une quête
éperdue de paix intérieure, flirtant avec la spiritualité juive, avant de vivre
deux ans dans un âshram à Tel-Aviv puis d’étudier le taoïsme chinois et le
kung-fu aux États-Unis pendant trois ans, tout en engrangeant des diplômes de
psychologie et de philosophie. La normalité garde pourtant ses droits :
marié et père de deux enfants, il fait vivre sa famille en enseignant
l’écriture de scénarios. Mais, au hasard de son cheminement spirituel, il
découvre les écrits mystiques de Jalaleddine Roumi, poète soufi du XIIIe siècle
originaire de Perse, dont les adeptes fondèrent, après sa mort, la confrérie
des derviches tourneurs, appelés ainsi pour leur danse giratoire proche de la
transe. « Plus je lisais Roumi, plus je découvrais le soufisme, quand la
raison s’arrête pour laisser parler le cœur. Il est alors devenu évident que
c’était ma voie », explique Miki Cohen, tout de noir vêtu, ses longs
cheveux noués en queue de cheval.
Tout derviche aspire à l’ascèse des grands mystiques
musulmans soufis. De plus en plus fasciné par les enseignements de Roumi, Miki
se marginalise : il se sépare de sa femme, s’installe dans une caravane et
voyage à travers Israël. En 2005, il va se recueillir sur la tombe du poète
persan à Konya, haut lieu religieux de l’Anatolie. Dans un bus, il fait la
rencontre d’un derviche tourneur. Ce dernier l’invite à passer une semaine au
sein de l’ordre pour s’initier au sama’, danse et chant sacrés des soufis
mevlevis.
L’invitation d’un Juif israélien au sein de cette
confrérie musulmane traditionaliste plutôt fermée est sans précédent. C’est
grâce à sa dévotion, et en dépit de la barrière de la langue, que Miki Cohen a
été admis là où beaucoup d’autres ont échoué, explique la cinéaste turque Yelda
Yanat Kapkin, qui suit depuis des années le parcours du néophyte et lui a
consacré un documentaire pour la chaîne al-Jazira. « Quand il a rencontré
le maître de la confrérie, ce dernier a vraiment cru que Miki était un adepte »,
témoigne la réalisatrice.
Miki Cohen vit aujourd’hui au flanc d’une colline
rocailleuse plantée d’oliviers, près du village druze de Jat, en Galilée, dans
le nord-ouest d’Israël. Il habite une tente ronde et spacieuse qui ressemble à
une yourte mongole, dont le pilier central soutient un toit drapé de tissus de
couleurs vives. Le sol est jonché de tapis et de coussins. Dans cet abri
alimenté en électricité par l’énergie solaire, il y a aussi des canapés
fatigués et des chaises, ainsi que deux étagères branlantes, ployant sous le
poids d’un assortiment éclectique de livres. Un amoncellement de matelas fait
office de lit. Un vieux placard cache l’accès secret d’une grotte que Miki a
creusée et aménagée dans la montagne, et où il se réfugie quand le vent devient
mauvais.
Jour après jour, devant sa yourte, dans une cage ronde
dallée, comme une sorte de tonnelle, le derviche israélien, solitaire et
hiératique, reprend la majestueuse rotation du sama’. « L’espace d’une
seconde, j’éprouve un profond sentiment d’harmonie. C’est magique »,
dit-il.
"L'Orient Le Jour",
"L'Orient Le Jour",
14 septembre 2012
(Source : AFP)