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16 juin 2021

Afghanistan : « Sans le Pakistan, les talibans ne pourraient pas tenir plus de six mois »

 

Le vice-président afghan, Amrullah Saleh, rappelle, dans un entretien au « Monde », que depuis la signature de l’accord de Doha en février 2020, la violence n’a jamais cessé dans le pays.

Propos recueillis par Jacques Follorou

Vice-président afghan et ancien chef des services secrets, Amrullah Saleh est l’une des principales figures anti-talibans du pays. Ce qui a fait de lui la cible de plusieurs tentatives attentats en 2019 et en 2020. Il critique la façon dont les Etats-Unis se désengagent.

Le retrait américain du pays se fera d’ici au 4 juillet et non d’ici au 11 septembre, comme annoncé par le président Biden. Cela permettra-t-il de sauver la paix avec les talibans ? 

Pour l’heure, rien ne dit que cette décision fasse revenir les talibans à la table des discussions. Les Américains ont, en effet, prévu de partir avant l’été, mais je ne vois aucune volonté de faire la paix du côté taliban. Depuis la signature de l’accord de Doha, le 29 février 2020, entre eux et les Etats-Unis, la violence n’a jamais cessé. Les gens craignent une offensive de printemps, mais, chaque matin, je lis des rapports sur les attaques de la veille. Le processus de Doha [discussion inter afghane, commencée le 12 septembre] n’a pas avancé, c’est une perte de temps.

Le départ avancé au 4 juillet semble avoir choqué les officiels afghans, comme les internationaux à Kaboul. Pourquoi ?

Cela nous donne très peu de temps pour nous réorganiser. Et ils auraient dû gérer ce retrait dans le cadre de notre accord bilatéral de sécurité. La façon dont les Etats-Unis partent est une atteinte à l’engagement réciproque de coopération. Mais, d’un autre côté, cela clarifie les choses et nous sort de la confusion qui règne depuis deux ans sur leur départ. On ne les a jamais suppliés pour qu’ils restent. Pour autant, ils ne rapatrient pas leurs troupes aux Etats-Unis, ils veulent les mettre en Ouzbékistan et au Qatar. C’est à n’y rien comprendre.

Le retrait américain priverait votre armée d’une partie de ses moyens, notamment aériens, faute de maintenance et d’équipement. N’est-ce pas un risque face aux talibans ?

Des négociations sont en cours pour voir comment on peut continuer à disposer d’une aviation de combat, d’hélicoptères, etc., mais aussi sur le terrain économique. Quand on aura une réponse, on verra si on doit trouver d’autres solutions. Mais cette transition brutale va causer beaucoup de turbulences, car les Etats-Unis sont devenus, en vingt ans, un acteur essentiel de notre fonctionnement.

C’est une guerre afghane qui commence. Pourquoi la précédente n’a-t-elle pas été gagnée ?

Durant vingt ans, ce ne fut jamais une guerre afghane. L’OTAN est venue pour vaincre Al-Qaida, qui est toujours présent sur notre sol. C’est un échec. Ils ont trouvé Oussama Ben Laden au Pakistan. Nous avons combattu ce qu’on appelle la choura de Quetta [instance de direction du mouvement taliban]. Quetta est une ville pakistanaise. L’Amérique n’a cessé de bombarder l’Afghanistan, alors que le problème principal se trouvait de l’autre côté de la frontière. Washington le savait, mais il a préféré ignorer cette réalité, laissant libre cours à la politique de chantage du Pakistan, qui recevait de l’argent des Etats-Unis pour lutter, sur son sol, contre des extrémistes islamistes – Al-Qaida ou talibans, et d’autres – et soutenait ces mêmes talibans qui tuaient des Américains.

Donc, pour vous, le Pakistan est le grand responsable ?

Depuis 2002, et encore aujourd’hui, sans le soutien du Pakistan, les talibans ne pourraient pas tenir plus de trois ou six mois. Si les talibans reprennent le contrôle du pays, l’Afghanistan deviendra une colonie du Pakistan. Le Pakistan, ce sont les talibans. Leur relation ressemble à celle d’un enfant opprimé et hypnotisé par son maître. Si les Pakistanais voulaient la paix, il suffirait qu’ils leur disent : « Si vous ne la voulez pas, on vous chasse de notre territoire. »

Le renseignement américain estime que les talibans sont plus forts qu’en 1996, avant de prendre Kaboul. Qu’en pensez-vous ?

S’ils ont dit ça, ils devraient avoir honte. Après vingt ans de présence ici, ceux qu’ils sont venus défaire sont plus forts qu’avant ? Il y a une différence entre nous et les Américains. D’un côté, le syndrome du Vietnam, associé à l’humiliation. Du nôtre, la fierté d’une histoire qui nous fait nous tenir droit.

Craigniez-vous que des membres de l’armée se rendent aux talibans ?

Non. Les talibans n’intègrent pas les gens qui ne sont pas comme eux. Leur brutalité et leur façon de vivre font d’eux, si l’on met de côté la religion, des Khmers rouges.

Les talibans tentent de semer la division au sein du pouvoir en écrivant aux leaders afghans, comme à l’ex-président Hamid Karzaï ou au chef de l’exécutif Abdullah Abdullah ?

La division parmi les leaders afghans existait déjà, à cause du rôle joué par l’envoyé spécial américain Zalmay Khalilzad [ambassadeur chargé des négociations avec les talibans pour le compte de Washington]. C’est le fruit d’une diplomatie qui s’est fourvoyée, surtout pendant l’ère Trump. Les talibans peuvent écrire à qui ils veulent, mais qu’ont-ils à proposer ? Il faut cesser de dire qu’ils ont gouverné le pays. Ils l’ont appauvri, privé de système éducatif, de santé et l’ont coupé du monde extérieur. Kaboul ne comptait que 400 000 personnes à leur époque, contre 6 millions aujourd’hui, et le pays était quadrillé par des hommes armés alliés à Al-Qaida.

Pouvez-vous compter sur un soutien populaire face aux talibans ?

Des communautés ont manifesté auprès du gouvernement, aux niveaux local, provincial et national, leur volonté de ne pas revivre sous le règne taliban. Leurs représentants nous ont dit qu’elles résisteraient avec leurs propres armes, mais qu’elles voulaient être associées aux forces armées. Nous leur avons fourni des munitions. Près de 40 000 personnes sont ainsi réunies au sein de milices locales dans tout le pays.

Y a-t-il de nouveaux moudjahidine, comme ceux qui ont combattu contre les Soviétiques, puis les talibans ?

Nous n’avons pas besoin de nouveaux moudjahidine. Durant vingt ans, près de 2 millions de personnes ont reçu une formation « militarisée », en passant par l’armée, la police ou des compagnies de sécurité privée. Mais ce qui compte, c’est avant tout la raison de se battre. Or, une grande majorité ne veut pas des talibans, ils ne sont pas attendus les bras ouverts, contrairement à ce que je peux lire parfois dans la presse étrangère.

Croyez-vous à une forme d’obligation morale de l’Ouest vis-à-vis de l’Afghanistan ?

Ce n’est pas à nous de faire la leçon au gouvernement français, américain ou tout autre. La question de rester ou de partir repose sur une idée des intérêts domestiques d’un pays et sur son éthique.

En 2021, les liens entre talibans et Al-Qaida ressemblent-ils à ceux de 2001, avant les attaques du 11-Septembre aux Etats-Unis ?

Al-Qaida ne voit pas ce conflit comme une simple insurrection, mais comme un combat entre, d’une part, des radicaux partisans d’un islam politique et, d’autre part, la civilisation occidentale et ses alliés. La victoire des talibans, pour Al-Qaida, n’aurait pas qu’une signification sur le plan militaire ou économique, elle marquerait l’effondrement du mythe de la supériorité militaire de l’Occident, de sa rhétorique, de ses valeurs et de sa crédibilité. La France ne fait pas exception. Les organisations internationales perdraient également beaucoup en termes de respect.

Les talibans partagent cette analyse civilisationnelle. C’est pourquoi ils voient l’accord de Doha signé avec les Etats-Unis en 2020, dont nous avons été exclus, comme une légitimation de leur cause. D’où leur euphorie. Pour nous, cet accord a légitimé le terrorisme. Que faudra-t-il pour délégitimer les talibans ? Un bain de sang, des massacres, des destructions, l’exode, des réfugiés, une catastrophe humanitaire ? Quelles que soient les conséquences, nous ne sommes pas près de nous rendre. Les talibans veulent un gouvernement de Dieu, nous voulons un gouvernement du peuple.

Jacques Follorou

« Le Monde », 6 mai 2021