Le
délire du mois
- juin 2015
Introduction
:
Nouvel
article dans ma série "Le délire du mois". Cette fois-ci, pas une
rédaction originale mais le constat du vieux délire dans lequel une bonne
partie du monde arabe reste englué ; tout est toujours de la faute des autres,
le terrorisme, Al-Qaïda, le Daesh, que des créatures du Mossad et de la CIA ;
du complotisme brut de décoffrage, et qu'on est heureux de voir dénoncer par un
journaliste algérien, aussi brillant qu'isolé ... merci Kamel Daoud !
J.C
Tenace et terrible démission : Daech c’est le Mossad, la CIA, l’Occident, les autres. Dans tous les cas, ce sont Eux, pas Nous. L’affirmation vous la retrouvez sur internet, dans les tasses de café, dans les têtes. Pas seulement chez l’Islamiste enfermé entre Médine et la Mecque fantasmée, mais chez l’intellectuel de gauche, le haut cadre, le moyen, le lettré. Incroyablement tenace et solide.
La
monstruosité, c’est l’Autre, pas moi. Inconcevable auto-blanchiment. La théorie
du Mossad et de la Cia sert avec une lamentable facilité à absoudre chacun du
Daech en nous, de nos responsabilités face au monde et face aux conséquences de
nos actes. Incroyable cet effort constant chez nous de fuir le réel et
l’évidence pour coller nos drames aux autres.
Daech
? Mais il est en nous : Ecole, incivisme, mythologies de Djinns et de
Chouyoukhs, basculement dans le magique, religion des rites et des reliques. C’est
un effet dominos : on accepte des régimes pourris qui financent des écoles
désastreuses, qui produisent des monstres au lointain bout de la chaîne. Daech
ne vient pas au monde dans un territoire de bonheur, mais dans les pays
désespérés et qui n’espèrent rien des autres ni d’eux-mêmes.
Daech
ne tombe pas du ciel, même s’il s’en réclame. La manipulation des autres ? Bien
sûr que cela existe mais on ne manipule que ce qui est brisé, à genoux, faible,
idiot, lâche et cupide. Daech c’est d’abord nous. Et tous nos drames sont
d’abord nos actes même s’ils profitent aux autres. Le monde n’est ni juste ni
injuste, c’est une loi et une chaîne alimentaire vue par l’angle des nations et
des empires.
Alors
arrêtons ! Cela devient usant et minable cette Mossadisation de nos
monstruosités. C’est trop facile et trop commode. « C’est le Mossad, puis je
rentre chez moi ». Ce sont les Juifs, les Israéliens, les Américains…etc. Et
nous, notre si glorieuse innocence est responsable de quoi ? Notre pleurnichard
statut de victime mondiale n’est donc coupable de rien ?
Cette
obsession du Mossad et du Juif et de la CIA a trouvé son engrais dans Internet
et fleurie aujourd’hui en vastes champs cérébraux. Partout. Du verre cassé dans
la cuisine, à la dislocation de nos univers. Mossad, CIA, Kissinger…etc. On y
puise pour expliquer le tout du rien, puis on se consterne sur notre sort, on
grille le feu rouge, on insulte la femme, on jette son sachet par la vitre de
la voiture, on prie et on se creuse un trou dans la terre en attendant le
jugement dernier.
Mais
le névrosé du Mossad comme représentation du monde ne va jamais au terme de son
raisonnement : si l’autre est aussi fort, n’est-ce pas conclure que nous sommes
trop faibles ? Idiots ? Peu éduqués ? Peu entreprenants ? Peu respectueux du
savoir et de la puissance qu’il offre ? Cupides et barbares? Non. Le
complotiste s’arrête à la première couche : l’autre est fort et moi je suis sa
victime. Puis on change de discussion. Territoire offert à l’analyse ne lourde
que cette Mossadisation de nos malheurs et échecs.
Etrange
vision partagée par une majorité hallucinée. Le Mossad existait donc depuis six
siècles expliquant par-là cette terrible décomposition de nos histoires ? Mais
il ne faut peut-être même plus raisonner l’halluciné ; cela ne sert à rien. Si
vous dénoncez cette maladie, il vous accuse d’en faire partie.
La
Mossadisation sert à expliquer le succès de celui qu’on n’aime pas, l’économie,
les médias, la différence, la singularité et même la rébellion Alors que le mal
est dans le lien au monde, dans cette façon de venir au monde bras baissés,
cette démission. Le mal est dans le grammage exact de notre présence au monde.
La
Mossadisation est une maladie de l’esprit. Elle n’est pas liée à l’existence,
la puissance ou la faiblesse d’un service barbouze quelconque qui défend les
siens, mais à nos esprits. C’est une affaire intime de l’âme malade de «
l’Arabe » ou de ceux qui subissent « l’Arabe ». Daech vient de l’échec des
Etats, de régimes, des peuples, des élites, de vous, de moi.
Si
les autres en profitent, il faut saluer leurs intelligences et prendre
conscience de nos misères. Mais à qui raconter ce Zabor en cette époque ? C’est
plus facile de soupçonner le monde que de le porter sur son dos ou de lui tenir
tête à hauteur de ses nuages et constellations. Le chroniqueur est devenu
allergique, jusqu’à la violence, face à cette théorie du « Mossad universel ».
C’est d’une indécence qui insulte la vie, la raison et le sens de la dignité.
Ce qui nous arrive est notre faute, pas notre sort.
Kamel Daoud
http://www.impact24.info/,
4 mars 2015