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27 novembre 2013

Boualem Sansal : "Je ne crois pas à la démocratie dans le monde arabo-musulman"

Boualem Sansal
 © Image Globe 

L’écrivain algérien Boualem Sansal fait sensation avec un essai tonitruant révélant les origines, les tabous et les méfaits de l’islamisation qui poursuit sa propagation mondiale.

Le Vif/L’Express : Quel éclairage apporte un écrivain en « regardant un sujet de manière littéraire » ?
Boualem Sansal : Je précise d’emblée que je ne suis pas un spécialiste de l’islam pour pouvoir parler librement. On a besoin d’auteurs de toutes sortes, mais je m’intéresse aux phénomènes de société de notre époque. C’est pourquoi j’aimerais retrouver l’engagement des écrivains d’antan. Telle une caste détachée, ils restent absents du débat public, au lieu d’en être des acteurs. Lorsqu’on est confronté à une question aussi menaçante pour la société que l’islamisation, on doit se comporter en militant. Écrire ne suffit pas pour faire avancer les choses. Ce livre vise à dépasser le simple discours politique pour examiner les mécanismes profonds. J’espère vivement qu’il provoquera un vrai débat.
 
Comment expliquez-vous le silence des intellectuels arabes, que vous qualifiez de « vecteur d’islamisme » ?
Ce qui me frappe, c’est que ce silence a existé de tout temps, quels que soient les sujets qui traversent l’ensemble des sociétés (le divorce, l’homosexualité ou la crise économique). C’est lié à la structure même de la société arabo-musulmane, dictatoriale ou féodale. Au mieux, les intellos sont des troubadours répétant le discours officiel. Ceux qui vivent en Occident demeurent également muets. Comment les réveiller ? Le mouvement Ecrivains pour la Paix − que j’ai fondé avec l’écrivain israélien David Grossman − a le plus grand mal à les mobiliser car ils redoutent d’être excommuniés ou assassinés. Or le propre de l’intellectuel est de dépasser la crainte, sinon il devient soldat.
 
En tant qu’Algérien, de quoi êtes-vous le témoin ?
J’ai vu l’islamisme arriver sous mes fenêtres. En quelques années, il a détruit des familles, une culture, une économie et des vies, tout en se répandant partout. On ne peut pas rester indifférent face à ce phénomène qui risque d’arriver aussi chez vous. Au lieu de se comporter en militants, les gens regardent la télé sans broncher. Voyez Hollande qui n’a jamais désigné l’ennemi lors de sa visite au Mali. Ne pas nommer les islamistes revient à les protéger !

L’une des clés est de distinguer islam et islamisme.
Ce livre rappelle que l’islamisme est né de l’islam par un glissement progressif. Où commence le premier ? Dans la volonté agressive de domination et dans celle de vouloir imposer une idéologie au plus grand nombre. Elle est alimentée par certains musulmans radicaux, mais l’islam a rarement été tranquille. Prônant le prosélytisme, il s’est souvent imposé par le glaive et les armes.
 
Pourquoi ce retour du religieux, comme l’avait prédit Malraux ?
L’humanité a pour but le bonheur. Tous les moyens sont bons pour vivre en paix, mais en raison de la démographie, les ressources s’amenuisent. Il faut un système performant, donc totalitaire. Or que ce soit le communisme ou le capitalisme, tous les modèles échouent. Avant, on se tournait vers l’ésotérisme, maintenant c’est l’islam dont la vitesse de propagation est prodigieuse. Les pays musulmans n’ont pas beaucoup de choix. Etriqués, ils n’ont point accès à la modernité. D’autant que certains d’entre eux estiment avoir connu des siècles d’humiliation avec la colonisation occidentale. L’envie de retrouver un islam conquérant explique le succès des Frères musulmans, qui veulent « laver l’affront ». Une vengeance mobilisatrice, décuplée par l’obligation de répandre la parole de Dieu et de convertir un maximum de gens.
 
« Islamiser le monde, pas seulement les pays musulmans. » Qu’est-ce qui explique cet engouement en Europe, que ce soit auprès des jeunes musulmans ou des convertis ?
La régression de l’Occident y est particulièrement propice. Les Européens ne croient plus en l’avenir de l’Europe, qui n’a ni armée ni diplomatie et se montre incapable de coordonner la gestion de la crise économique. Ceux qui aspirent à la domination mondiale se portent bien, grâce au pétrole ou à une croissance à deux chiffres. Alors autant profiter de l’affaiblissement pour achever la bête ! Je suis effrayé par l’évolution foudroyante de l’islamisme européen en moins de dix ans. Quand on est fatigué, on attrape toutes les maladies... Autre cause : la crise identitaire. Non seulement l’identité européenne n’émerge pas, mais en plus elle fissure le système en place. Ceux qui ne sont pas de cette culture, ne peuvent pas et ne veulent plus s’intégrer. D’ailleurs, les « pays d’origine » font tout pour contrebalancer une intégration réussie. Ils craignent que si les communautés maghrébines se francisent ou se belgicisent, elles « pervertiront » leur culture. C’est ce qui explique la toile d’araignée que constitue l’ouverture d’innombrables mosquées, de cours d’arabe ou de L’Amicale des Algériens en Europe. Les communautés immigrées sont instrumentalisées, or les gouvernements participent à ce double jeu, qui consiste à recruter des imams alors que ces pays se disent laïques. Résultat ? Les jeunes ne se sentent plus Belges, Français ou Allemands, bien que cette troisième génération soit née en Europe. Quel échec !
 
Vous dénoncez ainsi fermement l’hypocrisie des politiques qui aggravent la situation.
S’il y a un responsable de la situation dramatique en Europe, ce sont les politiques. Ils représentent un danger car, à force d’aller de compromis en compromis, ils vont de compromission en compromission. Ce cynisme les pousse à s’allier avec n’importe qui, comme Kadhafi reçu à l’Elysée en échange de contrats mirobolants. Les pays arabes incarnent un grand marché, avec lequel il ne faudrait pas se fâcher. Idem pour le « Printemps arabe », perçu par les observateurs occidentaux comme un mouvement révolutionnaire, alors qu’il s’agit d’une colère spontanée, aussitôt récupérée par les islamistes. Aveuglés, les politiques préfèrent prôner « une stabilité » de la région, afin de poursuivre les affaires. Tant en Europe que dans les pays arabes, il existe des moyens financiers et organisationnels colossaux pour diffuser les idées islamistes (la distribution d’exemplaires gratuits du Coran par exemple). L’Arabie saoudite, le Qatar, l’Iran et de riches mécènes américains ou français y contribuent largement. Ils offrent ainsi des bourses pour former des ingénieurs et des atomistes, afin d’asseoir leur pouvoir. Contrairement à Obama, ces pays n’ont pas de contrainte d’argent. Les islamistes sont forts dans de nombreux de domaines : la gestion de la finance internationale, le monde politico-économique, le commerce halal, les mouvements sociaux, les œuvres soi-disant caritatives (l’une des forces des Frères musulmans) ou les médias. Bravo, ils ont tout infiltré ! Même Internet et les médias, comme Al-Jazeera, qui n’hésite pas à corrompre des ministres, des intellectuels et des journalistes pour prêcher l’islam de façon évangéliste. La presse occidentale est également touchée, puisqu’ils payent des reporters dans le but de donner une autre vision de l’islam. Il faudrait dénoncer ces derniers et encourager les journalistes d’investigation à se pencher par exemple sur la littérature islamique en Belgique. Ils seraient surpris...
 
« Un nouveau vivre ensemble » vous semble-t-il envisageable ?
Pas trop... Ce serait un travail de longue haleine. Il faudrait au minimum qu’il y ait la paix dans les pays arabo-musulmans, y compris entre communautés laïques et musulmanes, mais ça ne pousse pas tout seul. Le vivre ensemble sera viable s’il est pourvu d’un cadre juridique, or beaucoup de gens feront tout pour l’entraver. Je ne crois pas à la démocratie dans le monde arabo-musulman. Elle ne verra le jour que lorsque les intellectuels se mobiliseront massivement ou travailleront ensemble pour transformer la société et les partis politiques. C’est là que réside mon espoir. 

Entretien : Kerenn Elkaïm
Le Vif.be, 28 octobre 2013

Gouverner au nom d’Allah – Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, par Boualem Sansal, éd. Gallimard, 156 p.