Philippe d'Iribarne
Ce spécialiste de la diversité analyse l’obsession de
l’unanimité qui caractérise l’islam et compromet son approche de la démocratie
L’islam est-il compatible avec la démocratie ? A
cette question – urticante pour les uns, impérative pour les autres – Philippe
d’Iribarne répond en pointant la multiplicité des critères à prendre en compte
– Quelle démocratie ? Celle du droit de la majorité ou celle des libertés
individuelles ?… et pour quel islam ? populaire ou dogmatique ? Religieux ou
politique ? – et la complexité des enjeux à mesurer.
Chercheur au CNRS et spécialiste de la diversité, il
insiste sur le poids écrasant de ce qu’il appelle “l’unanimité et les
certitudes” au sein des sociétés marquées par l’islam ; sur ce fil conducteur
qui, partout, incite à “la réprobation des voix discordantes” – que celles-ci
soient politiques, religieuses ou individuelles –, constitue “une résistance au
principe même de pluralité” et, par conséquent, à l’émergence d’une authentique
pensée démocratique. Une pensée capable d’accepter et de gérer le pluralisme et
non de se résumer à “un règne de la majorité” susceptible de faire barrage au
pluralisme au nom même de la démocratie. Complexe. Et terriblement révélateur,
selon lui, des implications et enjeux d’un sujet – l’islam et la démocratie –
que beaucoup, en Occident, semblent avoir sous-estimé.
Depuis toujours on sait que domine, dans les pays
marqués par l’islam, la crainte de la division et le goût de l’unanimité. C’est
cette spécificité qui explique l’absence de tolérance de ces cultures face à
toute forme de pluralité et donc la difficulté à accepter la liberté de la
presse, la liberté d’expression, de conscience, etc. Mes travaux sur le monde
de l’entreprise m’ont emmené à effectuer une mission en Jordanie dans une
filiale du groupe Lafarge au sein de laquelle des principes d’action de la
maison mère ont été traduits en arabe. Une fois la traduction effectuée, j’ai
été stupéfait de constater que tout ce qui avait trait aux vertus du débat et
des divergences d’opinions avait tout simplement été supprimé du texte. Et ceux
qui en avaient pris l’initiative – qui, soit dit en passant, avaient tous été
formés aux Etats-Unis – m’ont dit : “C’est formidable, avec ces nouveaux
principes, nous allons tous penser pareil, nous allons être dans l’unité.” J’ai
alors réalisé que, pour que se manifestent des réactions aussi contraires à
l’idée même du pluralisme dans des endroits aussi modernes que les hautes
sphères de l’entreprise, pour qu’on trouve de telles résistances sociologiques
à des niveaux aussi prosaïques de la société, il fallait qu’il existe une
authentique résistance au principe même de pluralité. C’est cette résistance,
cette difficulté à accepter et à gérer la divergence d’opinion, que j’ai décidé
d’étudier et qui m’a mené à entreprendre cette réflexion sur la démocratie et
l’islam.
Certitudes
Le premier constat que j’ai pu faire dans ce domaine tient au fait que ces questions touchent le monde musulman de manière assez large alors même que celui-ci regroupe des pays extrêmement divers en terme d’héritage culturel comme de gestion politique, tels que l’Indonésie, le Mali, l’Arabie Saoudite, l’Iran… La seule chose que ces pays ont en commun, c’est l’islam. J’ai donc voulu enquêter sur la philosophie islamique, le droit islamique et remonter jusqu’au Coran pour comprendre. J’ai alors été frappé par la cohérence de cet ensemble sur deux principes : la vertu de l’unanimité, qui entraîne la réprobation des voix discordantes, et celle des certitudes indiscutables, qui excluent toute nuance entre ceux qui partagent ces évidences – qui sont les bons, les justes… – et ceux qui les contestent – les impies, les malhonnêtes. C’est cette perception très tranchée du bien et du mal, du vrai et du faux, basée sur des convictions inébranlables qui explique que, dans l’islam, le débat soit interdit.
Unanimité
Le droit islamique a ainsi construit toute une référence aux certitudes sur lesquelles, au final, repose cette obsession de l’unanimité de la communauté et dont le poids est tel qu’il se constate et se vérifie à tous les niveaux de la société avec, en outre, un caractère d’irréversibilité. On ne revient pas sur ce qui a été établi comme certain et qui, de fait, alimente l’unanimité. C’est un grand principe du droit musulman qui se voit dans l’application de la justice. Et encore une fois, le fait que cela se vérifie jusque dans les domaines laïcisés liés au fonctionnement de l’entreprise montre que cela a pénétré les cultures au-delà même de ce qui relève de la religion. Dans tous les domaines, défendre un point de vue qui diffère de celui de la communauté au sens large vous exclut.
Islams
Même si l’on voit depuis des décennies s’étendre et s’imposer un islam fondé sur une stricte application du Coran, il faut savoir qu’il en existe d’autres formes plus ou moins réceptives aux valeurs démocratiques. Comme l’islam populaire et syncrétique qui vénère les saints (comme en Indonésie ou au Mali) et que l’islam strict et rigoureux que l’on connaît aujourd’hui combat depuis le XIXe siècle. Or on constate qu’en Egypte, nombreux sont ceux qui rejettent cet islam de dogmes et qui veulent revenir à une version antérieure de leur religion. A un islam plus apaisé, plus populaire.
On est là dans des évolutions de longue durée, bien
sûr, mais il est clair que beaucoup de choses dépendent aujourd’hui de ces
mouvements de va-et-vient entre différentes approches d’une même religion. On
peut ainsi imaginer que certains pays basculent vers un islam plus moderne,
plus tolérant ; que d’autres reviennent vers celui de leurs ancêtres et donc à
une version assouplie de ce qui domine actuellement, alors que d’autres encore
pourraient, au cours des prochaines décennies, s’enfoncer dans un islam
traditionnaliste et intransigeant, ce qui est d’ailleurs clairement la tendance
des dernières années. D’autant plus que cet islam a été largement financé par
les pétrodollars de l’Arabie Saoudite, ce qui lui a permis d’étendre son
emprise. La question aujourd’hui est de savoir s’il a atteint son apogée et va
désormais entrer dans une phase de déclin. C’est ce qui semble se profiler en
Iran où l’on voit se dessiner, au sein même de la société, une réaction très
vive contre l’islam autoritaire du régime en place, au point qu’on dit les
mosquées vides, même à l’heure de la prière du vendredi, et que certains
parlent de “désislamisation” de la société iranienne.
Compatibilité
La question de savoir si l’islam est compatible avec la démocratie est extrêmement délicate et suppose de prendre plusieurs paramètres en compte. A commencer par la nature du pays, sa culture, etc. Par exemple, il est plus facile d’imaginer introduire de la diversité et du pluralisme en Indonésie ou même en Iran et en Egypte qu’en Arabie Saoudite.
Autre critère essentiel à prendre en considération :
la démocratie elle-même, telle qu’on la pratique et la conçoit, et ses
différentes composantes. Certaines pourront être intégrées, d’autres non.
Encore une fois, tout dépendra du pays en question et de sa conception du
vivre-ensemble et des principes démocratiques que l’on entend y introduire. Il
en existe trois essentiels : la souveraineté du peuple, la sacralisation des
élections et le pluralisme, autrement dit, les droits de l’homme, ceux des
minorités, la liberté d’opinion, etc. L’islam est favorable au premier – il lui
est relativement aisé de passer de l’idée de communauté à celle d’un pouvoir
s’exerçant au nom de cette communauté –, un peu plus réticent au deuxième et
franchement opposé au troisième. On le voit bien : en matière de droits de
l’individu, de liberté de conscience, de liberté de la presse, etc. : il y a
blocage.
Philippe d'Iribarne
Le Nouvel Economiste, 1er octobre 2013
Bio express
Né à Casablanca il y a 76 ans, Philippe d’Iribarne
débute sa carrière de polytechnicien et d’ingénieur général des Mines au sein
du gouvernement algérien, en tant que chargé de mission à la Direction de
l’énergie et de l’industrialisation, avant de la poursuivre auprès de l’Etat
français. De 1964 à 1972, il y occupe diverses fonctions notamment au sein du
ministère de l’Economie et des Finances et au secrétariat général de la
présidence de la République. En 1973, il troque sa carrière de haut
fonctionnaire pour celle de chercheur. Il entre au CNRS en tant que directeur
de recherche où il se consacre à la diversité des cultures politiques et leur
impact sur la vie politique et sociale ainsi que sur le fonctionnement des
entreprises. Il est l’auteur de nombreux livres dont Penser la diversité du
monde paru au Seuil en 2008, Les Immigrés de la République ; Impasse du culturalisme
en 2010 et L’Islam devant la démocratie paru en avril dernier chez Gallimard.
Par Caroline Castets