Affiches à la foire du livre de Tunis
Photo tirée du compte Twitter de Yamina Thabet, voir ici
Ici une étude sur la sexualité des Tunisiennes, là un
recueil de fatwas de cheikh Qaradaoui.
Au milieu d’un stand, le Mein Kampf d’Adolf Hitler est
coincé entre Le Rouge et le Noir de Stendhal et le Robinson Crusoé de Defoe -le
tout en arabe et classé dans la collection "les chefs-d’œuvre de la
littérature mondiale" (sic)- , à un mètre d’une méthode d’hébreu facile et
d’"enquêtes" sur l’espionnage dans le monde aux couvertures
collector.
Dans les allées de la Foire internationale du livre de
Tunis (25 octobre - 3 novembre au Parc des expositions du Kram), la sélection
est éclectique, à l’image des visiteurs: familles avec enfants et poussette,
étudiants, retraités, femmes en débardeur ou en niqab, hommes en jean ou en
djellaba.
"Je viens chaque année. Cette fois je cherche le
Da Vinci Code et le dernier roman d’Amélie Nothomb", explique Meriem, une
étudiante de 23 ans.
"Moi, je cherche tout à fait autre chose. Je suis
plutôt islamiyat, tafsir", dit de son côté sa mère, Nadia, en référence
aux livres d'exégèse islamique.
Aïcha, une enseignante de français, est venue avec son
fils et son beau-père de Bizerte pour l’occasion.
"Je veux habituer mon fils à la lecture dès son
plus jeune âge, d’autant plus qu’on n’a pas vraiment de culture du livre en
Tunise", affirme-t-elle.
Avec la multiplication des livres pour enfants, les
petits Tunisiens sont à la fête, et certains stands leur réservent des espaces
de lecture.
Forte présence du religieux
Mais les ouvrages ont beau être variés, la forte
présence de livres religieux irrite Leila Meddeb, une retraitée venue acheter
les derniers Taoufik Ben Brik et Nizar Bahloul.
"Je suis déçue par le genre de livres. Ces gens
qui écrivent sur ce qui se passe dans l’au-delà, ils y sont allés, peut-être?
C’est du charlatanisme", tempête-t-elle.
Ironie du sort, Leila est venue avec une amie à la
recherche, elle, d’un Coran "qui ne soit pas trop lourd pour que je puisse
le lire dans mon lit, sans me faire mal au dos".
"La religion, c’est nouveau pour moi",
s’excuse-t-elle presque, pendant que Leila roule des yeux.
La présence du religieux ne date pas de la révolution
ou de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Cela fait plusieurs années que les
"Histoire des prophètes" et autres "Comment se repentir?"
ont fait leur entrée en force à la Foire du livre.
Et les tiraillements atteignent parfois les exposants
eux-mêmes.
Du stand de Kotobcom, qui vend quasi exclusivement des
livres religieux, s’échappent ainsi toute la journée des chants religieux pour
promouvoir un gadget aidant à apprendre le Coran. Au grand dam de l’un de ses
voisins, que le bruit indispose. Après des négociations tendues, Kotobcom ne consent
qu’à baisser le volume.
Une édition "médiocre"
Mais le principal problème des exposants reste la
faible affluence. Malgré une réduction de 20% sur les livres, le nombre de
visiteurs est faible, même en fin de semaine, et certains stands restent désespérément
vides.
"Franchement, c’est incomparable (avec les années
précédentes, ndlr). C’est peut-être dû à des raisons de sécurité",
regrette Saïd Ghozzi, de la maison d’édition Sildar.
"La situation politique et sécuritaire a un
impact, c’est sûr. Les gens se disent: je vais aller dans un endroit plein de
monde, il y a des risques", renchérit Moez Fourti, des éditions Med Ali.
Un responsable d’Afrique Info distribution, qui
préfère rester anonyme, explique n’avoir vendu vendredi et samedi que pour
1.500 dinars de livres, contre 8.000 dinars l’an dernier pour un seul jour de
week-end.
"La Foire a lieu après le ramadan et deux Aïds.
Il y a des gens qui n’ont même pas eu de quoi acheter un mouton, et vous
voudriez qu’ils achètent des livres ? Vu la situation du pays, si quelqu’un a
de l’argent, il ne le mettra pas dans des bouquins", dit-il.
Un exposant irakien, lui, dit sa colère contre les
organisateurs de la Foire.
"Ils m’ont installé dans un coin où je suis
entouré par des stands vides et où l’éclairage est mauvais. Depuis l’ouverture
de la Foire, je n’ai vendu que pour 50 dollars de livres", assure-t-il, en
jurant qu’il ne reviendra pas l’an prochain.
Tous les exposants interrogés par le HuffPost
Maghreb déplorent que la Foire se tienne à l'automne et non plus au
printemps, comme il y a quelques années, et jugent que la proximité du Salon
international du livre d’Alger (31 octobre - 9 novembre) nuit à la Foire de
Tunis.
"Ceux qui ont décidé des dates ne connaissent
rien au livre", lance le responsable d’Afrique Info distribution.
Les années précédentes, des institutions
universitaires ou encore la police et la Garde nationale venaient faire leurs
achats à la Foire du livre, selon des exposants. Cette année, ils indiquent
soit ne pas les avoir vues, soit qu'elles ont dépensé bien moins que
d'habitude.
"Nos ventes ont baissé de 50% par rapport à l’an
dernier", affirme Ihab Mohamed, du Centre des études de l’union arabe
(Liban), en expliquant cette baisse en partie par la chute du dinar tunisien
face au dollar, rendant les livres édités à l’étranger encore plus chers pour
les Tunisiens.
Les livres tunisiens très demandés
Wided Ben Yahmed, des éditions Cérès, tente de
relativiser.
"Le rythme est plus faible que d’habitude, mais
ce n’est pas catastrophique et ça remonte le week-end", dit-elle.
Et bonne nouvelle selon elle, "les livres
tunisiens sont très demandés".
"Quel que soit leur sujet, société, politique et
même économie, ils sont très recherchés. Les plus demandés, ce sont ceux qui
analysent la religion, surtout Youssef Seddik et Olfa Youssef",
précise-t-elle.
Malgré les critiques, la Foire reste, estime-t-elle,
un événement qui "met les livres à la disposition des Tunisiens". Et
qui reste à ce titre indispensable.
Inès Bel Aïba,
Huffpost Maghreb, 29 octobre 2013