Rechercher dans ce blog

04 novembre 2013

Philippe d’Iribarne : « L’islam est un monde de certitudes » (2/2)



Démocratie

En Occident, on a sacralisé l’élection – ce qui se comprend puisqu’elle incarne l’expression du choix démocratique – et cela joue un effet déterminant sur la paix civile. Or ce que l’islam considère comme sacré, c’est la volonté du peuple laquelle, on l’a vu en Egypte, peut s’exprimer autrement que par le biais d’élections. L’armée qui a chassé Morsi du pouvoir réfute toute accusation de coup d’Etat militaire puisqu’elle dit être intervenue à la demande du peuple. Reste que, dans notre système de valeurs occidental, cette interprétation pose problème. Elle pousse à s’interroger sur ce que doit être réellement la démocratie : la volonté du peuple ou le résultat de l’élection ? Lorsque les deux entrent en contradiction, ce qui est le cas en Egypte, les choses deviennent extrêmement délicates. On ne peut réellement classer le renversement de Morsi dans la catégorie coup d’Etat militaire puisqu’il est effectivement survenu à la demande du peuple, pour autant Morsi avait bel et bien été élu par le peuple ; l’avoir chassé ne peut donc être considéré ni comme démocratique, ni comme anti-démocratique. D’où l’embarras des Occidentaux face à cette crise qui donne un aperçu de ce que le rapprochement islam et démocratie peut avoir de complexe.

Pluralisme

Sur tout ce qui a trait à d’autres aspects de la démocratie, et notamment aux questions de liberté individuelle, il nous est facile d’avoir une opinion arrêtée, mais il n’en est pas de même avec les récents événements en Egypte qui complexifient considérablement les diagnostics. D’autant qu’ils illustrent une fois encore cet élément central à l’islam qu’est le rejet de toute forme de pluralisme. Le président Morsi n’acceptait pas d’opposition et dès qu’il a été chassé du pouvoir au nom de la volonté du peuple, les Frères musulmans ont a leur tour été brutalement sortis du jeu politique. Preuve que les anti-Morsi ne sont pas plus portés sur les divergences d’opinions et le débat que les Frères musulmans. C’est là un frein majeur à la mise en place de tout régime démocratique tel qu’on le conçoit en Occident. Prenez l’exemple de la France : Dieu sait que les divisions existent, même au sein d’un même parti. Pourtant, toutes arrivent plus ou moins à cohabiter. Là-bas, c’est impensable. Parce qu’encore une fois, l’islam est un monde de certitudes. Un monde qui ne laisse pas de place aux avis contraires.

Loi de la majorité versus droit des minorités

En Occident les conséquences de la démocratie sur les droits des individus ne sont pas les mêmes selon les pays qui la pratiquent. Il en sera de même dans les pays à dominance islamique. Il faut bien comprendre qu’il existe dans ces sociétés une manière traditionnelle de traiter le pluralisme. En Turquie, en Egypte, en Syrie… la société se conçoit comme un ensemble de communautés, chacune ayant une grande autonomie interne, son propre droit de la famille, ses propres institutions, écoles, journaux. On ne se mélange pas et on vit sous un pouvoir tutélaire qui est censé être au-dessus de ces différentes communautés. Cela n’a pas trop mal fonctionné dans l’Empire turc comme dans d’autres pays – tel que l’Empire austro-hongrois – à des phases prédémocratiques de leur histoire. Mais lorsque se développe un système démocratique au sens de “souveraineté du peuple”, alors le pluralisme devient beaucoup plus difficile à gérer car la démocratie supposant la loi de la majorité, elle s’accompagne de fait d’une précarisation des minorités. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui en Syrie les Druzes et les chrétiens soient plutôt favorables à Bachar El Assad. Car si une majorité sunnite venait à prendre le pouvoir, le petit bout de liberté que leur accordait jusqu’alors le tyran serait très certainement remis en question. 

Dilemme occidental

On a bien vu l’ambigüité de la situation en Turquie où la position d’Erdogan a consisté à dire : “Je suis élu démocratiquement, je représente donc la majorité, ce qui me donne le droit d’imposer ma loi à tout le monde.” De verrouiller la presse et les médias, d’interdire aux hôtesses de mettre du rouge à lèvres… C’est une conception de la démocratie qui est parfaitement compatible avec l’Islam et qui consiste à dire que l’expression de la majorité doit imposer sa loi à tous afin de maintenir l’unanimité.
En entendant par démocratie “règne de la majorité” on peut donc imaginer que, dans certaines sociétés, elle pose problème. On le voit bien en Syrie avec le dilemme qu’elle pose aux Occidentaux : Bachar El Assad est un affreux mais si on le remplace en donnant le pouvoir aux Sunnites via un chef élu qui va verrouiller la société, enfermer les femmes et restreindre les droits des minorités, va-t-on y gagner ? L’extrême embarras des Occidentaux tient à cela : à la perspective de mettre à bas quelque chose de mauvais pour le remplacer par quelque chose qui risque de s’avérer pire encore, au nom de la démocratie.

Citoyens

Au Mali les choses étaient tranchées, l’analyse aisée: il s’agissait d’une invasion et il fallait la stopper. En Syrie comme en Egypte, ce n’est pas le cas, ce qui explique que l’Occident soit relativement impuissant. La réalité, on l’a vu en Irak, est que l’on ne peut changer les esprits ; or la démocratie commence dans les consciences individuelles. En clair, il n’y a pas de démocratie sans citoyens. C’était d’ailleurs l’illusion des Américains de croire que l’humanité est faite de citoyens virtuels, d’individus prêts à entrer dans le débat démocratique, à accepter les minorités, etc. Même en Occident, combiner le pouvoir de la majorité avec la gestion des minorités n’a jamais été chose facile. Cela le sera encore moins dans ces sociétés où l’on s’aperçoit, pour l’heure en tous cas, que la démocratie n’est pas la solution absolue. 

Islam politique

Encore une fois l’essentiel des blocages tient au fait que l’islam repose sur une logique d’unanimité. Pour faciliter son absorption de principes démocratiques il faudrait le ramener à une religion et non plus à un système politique. Dès lors que l’on s’écarte d’un islam politique, l’introduction de principes démocratiques dans ces sociétés ne semble plus impensable, à condition toutefois que celles-ci renoncent à ce poids écrasant de l’unanimité lequel est à la fois sclérosant et extrêmement rassurant aussi, il faut bien le comprendre : c’est formidable d’avoir des certitudes partagées, de pouvoir affirmer, sans le moindre doute possible, qui sont les méchants et les gentils. Mais tant que l’islam régit le fonctionnement de la société, il la rend hermétique à ce qui, pour nous Occidentaux, constitue les fondements de la pensée démocratique.

Convergence

On a longtemps cru que toutes les cultures étaient en train de converger, que certaines mettaient simplement plus de temps que d’autres à entrer dans le processus mais que, au final, l’ensemble de l’humanité allait bientôt ressembler à l’Occident. Or lorsque l’on voit la Chine et l’islam, il ne semble pas qu’on en prenne le chemin.
Pour moi la réalité est tout autre, c’est pourquoi je pense que nous devons intégrer nos valeurs, notre conception de ce que doit être une démocratie à la pluralité des cultures qui nous entourent, ce qui représente un exercice bien plus subtil et complexe que ce que notre conception idéalisée du monde et de son évolution nous avait laissé imaginer. Principalement parce que, on le vérifie chaque jour, cela se joue davantage dans les consciences individuelles que dans les urnes.

Philippe d'Iribarne

Le Nouvel Economiste, 1er octobre 2013