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07 juin 2013

Mai 68 à Istanbul, par Gérard Akoun




L’épreuve de force qui a débuté, il y a une semaine, à Istanbul entre le gouvernement et la jeunesse s’étend aux grandes villes de Turquie  et bouscule le pouvoir. L’élément déclencheur peut paraitre mineur, la destruction d’un petit parc dans le centre ville, mais il a cristallisé le mécontentement d’une jeunesse urbanisée, l’inquiétude d’une partie de l’opinion publique face aux tentatives de l’AKP, le parti "islamiste modéré" et de son chef, Recep Tayyip Erdogan, d’imposer, par  petites touches,  une islamisation de la société au niveau de l’enseignement, des  mœurs, et de la liberté religieuse. Des lois sont votées autorisant le port du voile à l’université, l’enseignement religieux dans les écoles, interdisant la vente d’alcool après certaines heures, interdisant aux amoureux de se tenir par la main dans la rue, réduisant le délai légal pour avorter, condamnant le blasphème …..  Ce n’est pas encore la charia, la Turquie moderne est depuis des décennies,  une République laïque, une laïcité instaurée de force par Atatürk, mais à laquelle adhère une bonne partie de la population urbanisée. Il est donc difficile de faire régresser, ce que beaucoup  considèrent  comme des acquis. Les manifestations qui ont lieu ces derniers jours en témoignent. Mais une autre partie de la population, moins urbaine, plus conservatrice, plus religieuse est satisfaite par ces réformes. Deux Turquies s’opposent.

Ce serait une erreur de vouloir comparer ce qui se passe en Turquie aux « différents printemps arabes ». Dans ces pays, de la même manière que le printemps, le bourgeonnement et la floraison des plantes chasse l’hiver,  le désir de démocratie  et de liberté a  chassé  des dictateurs au pouvoir depuis des décennies. La situation n’est pas la même en Turquie, la démocratie n’y est pas parfaite mais elle existe. L’AKP (Parti de la justice et du développement) est arrivé au pouvoir à la suite d’élections libres, et ce par trois fois. Ce parti détient la majorité et c’est en se prévalant de cette légitimité des urnes qu’il essaie d’islamiser la société. Ceux qui se heurtent à la police, qui a réagi très brutalement, sont à comparer selon certains observateurs aux manifestants de Mai 68 en France. En effet, les revendications ne sont pas économiques, le niveau de vie est en hausse et le pays se classe dans les vingt premières économies mondiales. Les manifestants   sont des «  indignés » qui réclament la démission du Premier ministre Erdogan, dont l’autoritarisme, la mégalomanie  et le côté provocateur  deviennent  insupportables y compris aux yeux de ses propres amis. Les Israéliens sont bien placés pour le savoir : ils en ont fait les frais dans les instances internationales avec l’affaire du Marmara.

Erdogan traite par le mépris ces manifestations qui sont le fait en majorité, de jeunes laïcs, de gauche et d’extrême gauche, mais aussi de nationalistes et même de religieux de la minorité Alevi. Le Premier ministre  continue sa visite officielle dans les pays du Maghreb alors que les manifestations s‘étendent dans plus de quarante villes et que des syndicats importants appellent à manifester. Il demeure  toujours autiste, accusant ces manifestants d’être manipulés par des forces étrangères, alors que le vice premier ministre, Bülent Arinç, et le Président de la République, Abdullah  Gül, membres eux aussi de l’AKP, font au contraire un pas en direction des indignés. Erdogan voulait que la Turquie soit le modèle islamique de développement et de démocratie pour les pays du «  printemps arabe » : il n’est pas certain que ce modèle soit enthousiastant pour ceux, en Europe et aux Etats Unis, qui voyaient dans l’AKP l’équivalent pour les islamistes d’un parti démocrate chrétien.

Gérard Akoun   

Judaïques FM, le 6 juin 2013