L’épreuve
de force qui a débuté, il y a une semaine, à Istanbul entre le gouvernement et
la jeunesse s’étend aux grandes villes de Turquie et bouscule le pouvoir. L’élément déclencheur
peut paraitre mineur, la destruction d’un petit parc dans le centre ville, mais
il a cristallisé le mécontentement d’une jeunesse urbanisée, l’inquiétude d’une
partie de l’opinion publique face aux tentatives de l’AKP, le parti "islamiste
modéré" et de son chef, Recep Tayyip Erdogan, d’imposer, par petites touches, une islamisation de la société au niveau de
l’enseignement, des mœurs, et de la
liberté religieuse. Des lois sont votées autorisant le port du voile à
l’université, l’enseignement religieux dans les écoles, interdisant la vente
d’alcool après certaines heures, interdisant aux amoureux de se tenir par la
main dans la rue, réduisant le délai légal pour avorter, condamnant le
blasphème ….. Ce n’est pas encore la
charia, la Turquie moderne est depuis des décennies, une République laïque, une laïcité instaurée
de force par Atatürk, mais à laquelle adhère une bonne partie de la population
urbanisée. Il est donc difficile de faire régresser, ce que beaucoup considèrent
comme des acquis. Les manifestations qui ont lieu ces derniers jours en
témoignent. Mais une autre partie de la population, moins urbaine, plus
conservatrice, plus religieuse est satisfaite par ces réformes. Deux Turquies
s’opposent.
Ce
serait une erreur de vouloir comparer ce qui se passe en Turquie
aux « différents printemps arabes ». Dans ces pays, de la même
manière que le printemps, le bourgeonnement et la floraison des plantes chasse
l’hiver, le désir de démocratie et de liberté a chassé des dictateurs au pouvoir depuis
des décennies. La situation n’est pas la même en Turquie, la démocratie n’y est
pas parfaite mais elle existe. L’AKP (Parti de la justice et du développement)
est arrivé au pouvoir à la suite d’élections libres, et ce par trois fois. Ce
parti détient la majorité et c’est en se prévalant de cette légitimité des
urnes qu’il essaie d’islamiser la société. Ceux qui se heurtent à la police,
qui a réagi très brutalement, sont à comparer selon certains observateurs aux
manifestants de Mai 68 en France. En effet, les revendications ne sont pas
économiques, le niveau de vie est en hausse et le pays se classe dans les vingt
premières économies mondiales. Les manifestants
sont des « indignés » qui réclament la
démission du Premier ministre Erdogan, dont l’autoritarisme, la mégalomanie et le côté provocateur deviennent insupportables y compris aux yeux de ses
propres amis. Les Israéliens sont bien placés pour le savoir : ils en ont
fait les frais dans les instances internationales avec l’affaire du Marmara.
Erdogan
traite par le mépris ces manifestations qui sont le fait en majorité, de jeunes
laïcs, de gauche et d’extrême gauche, mais aussi de nationalistes et même de
religieux de la minorité Alevi. Le Premier ministre continue sa visite officielle dans les pays du
Maghreb alors que les manifestations s‘étendent dans plus de quarante villes et
que des syndicats importants appellent à manifester. Il demeure toujours
autiste, accusant ces manifestants d’être manipulés par des forces étrangères,
alors que le vice premier ministre, Bülent Arinç, et le Président de la
République, Abdullah Gül, membres eux
aussi de l’AKP, font au contraire un pas en direction des indignés. Erdogan voulait que la Turquie soit le modèle islamique de
développement et de démocratie pour les pays du « printemps
arabe » : il n’est pas certain que ce modèle soit enthousiastant pour
ceux, en Europe et aux Etats Unis, qui voyaient dans l’AKP l’équivalent pour
les islamistes d’un parti démocrate chrétien.
Gérard
Akoun
Judaïques
FM, le 6 juin 2013