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20 juin 2013

Petit exemple d’histoire connectée, par Pierre Vermeren


Introduction :
C'est un grand plaisir pour moi que de vous proposer cet article inédit qui m'a été envoyé par mon ami, l'historien Pierre Vermeren : un regard panoramique sur près d'un siècle de bouleversements dans le monde arabe ; et sur des bouleversements inquiétants, dont ne sommes peut-être qu'à mi-parcours ... bonne lecture !
J.C

La Grande guerre a englouti quatre empires européens, dont le russe, l’autrichien et l’allemand, avec les conséquences dramatiques que l’on sait. Quant à la chute de l’empire ottoman, elle a détruit l’institution millénaire du Califat, jetant les musulmans sunnites dans le désarroi. Pour la première fois depuis la mort de Mahomet, la fonction de Calife, le lieutenant de Dieu sur terre, est abolie (1924).
Des turbulences sans fin saisissent alors l’islam sunnite. Les conséquences coloniales de cette chute pèsent peu au regard du passif idéologique. L’abolition du Califat par Atatürk a découpé l’aire islamique en Etats et mouvements rivaux, faute d’autorité suprême. Elle a brisé net le réformisme musulman (ou salafisme originel), engagé en Egypte et au Levant à la fin du XIXe siècle, établi sur la promotion des sciences, l’acquisition du savoir et l’exercice de la raison. En 1928, elle provoque la naissance des Frères musulmans, une confrérie islamique de facture inédite, forgée dans l’esprit des années trente. L’association vise à reconstituer le Califat perdu.

Parallèlement, l’effondrement ottoman offre à la secte bédouine wahhabite, alliée aux Saoud, la mainmise sur les villes saintes d’Arabie. Dès 1925, les Saoud sont candidats au Califat, au titre du contrôle des lieux saints de l’islam. Mais les autres chefs musulmans, qui revendiquent pour eux-mêmes le Califat (aux Congrès du Caire et de La Mecque), refusent cette prééminence. Ils perçoivent que la secte fondamentaliste des wahhabites rêve d’abolir un millénaire de tradition islamique.
Dès la chute des Ottomans, Rachid Rida, le chef moral et spirituel du réformisme islamique, est gagné au nationalisme arabe. Il estime dès 1926 que seuls les Saoud, dans le cadre d’une primauté arabe, peuvent assurer la direction de l’islam. L’Arabie Saoudite devient un Etat en 1932, avec la bénédiction des Anglais. En 1945, sur le navire Quincy, les Américains, en échange de l’exploitation libre du pétrole d’Arabie, garantissent la sécurité du Royaume. En 2013, les termes de ce pacte demeurent inchangés. Le pétrole coule à flot moyennant la sécurité de la péninsule, et la liberté mondiale du prosélytisme wahhabite.

Assommés par le nassérisme dans les années soixante, les Frères musulmans se tournent à leur tour vers l’Arabie Saoudite. Pendant trois décennies de guerre froide, ils obtiennent le soutien de Riad face aux régimes militaires, et assoient la légitimité du wahhabisme sur la mouvance islamiste en ébullition. Mais cette alliance est brisée net en 1990-91, quand les Frères soutiennent Saddam Hussein contre l’Arabie dans la Guerre du Golfe. Le Qatar, second Etat wahhabite du monde, saisit l’occasion pour devenir, le parrain mondial des Frères. Doté de la première chaîne de télévision internationale arabe, Al Jezirat (1996), il réveille les consciences arabes, tout en mondialisant l’idéologie néo-salafiste, mixte entre celle des Frères et celle des wahhabites. La direction de conscience d’Al Jezirat est assurée par le cheikh égyptien Qaradaoui, l’imam suprême des Frères, qui, depuis Doha, rayonne sur l’islam sunnite.

La triple alliance entre l’Arabie, l’Amérique, et les Frères musulmans, réoriente le visage de l’islam sunnite. L’islam historique, qui est un entrelacs de confréries, de sanctuaires, de syncrétismes et de traditions juridiques propres, sous le magistère des oulémas, est éradiqué ou fortement affaibli. Les traditions locales ou régionales (marabouts, mausolées, pèlerinages, « idoles »…) sont combattues, puis détruites. En 2011, des centaines de sanctuaires sont dynamités de Tombouctou à Tunis, après que le nettoyage a été opéré en Arabie. Partout, la normalisation règne en maître. Cette uniformisation se double de la construction de milliers de mosquées sur fonds saoudiens et qataris. L’objectif des salafistes est simple, homogénéiser la communauté des croyants jusqu’au retour du Califat.
Leurs victimes collatérales ne se limitent pas aux traditions, à la théologie et à l’architecture. Le réformisme musulman à la manière du XIXe siècle a été asphyxié. Les chrétiens d’Orient, les minorités culturelles (Berbères du Maghreb) et les Chiites sont sous pression constante. Même le nationalisme arabe, qui a dominé la région dans les années soixante, est moribond. Seul l’Etat algérien, au prix de 200 000 morts dans les années 1990, a freiné son expansion. Mais les fondamentalistes algériens ont-ils renoncé ?

Avec le « printemps arabe », l’expansion se poursuit. Après la destruction de plusieurs républiques militaires, le baathisme agonise en Syrie, sous les coups de boutoir des salafistes qui tentent de rafler la mise. Une configuration à l’algérienne pourrait toutefois se renouveler dans un cadre internationalisé… et de plus en plus chiite.
Le printemps arabe, né dans les milieux déshérités, et soutenu par les jeunes libéraux, a été poussé par Al Jezirat. D’ailleurs, sa propagande s’est arrêtée aux portes des monarchies. Dans chaque république militaire, les Frères ont débordé la révolution et se sont emparés de sa direction par les urnes (Egypte), en coalition (Tunisie) ou par la force (Libye et Syrie). Aucun régime arabe n’est à l’abri, y compris la monarchie marocaine, qui, en dépit de sa légitimité islamique, et du respect qu’elle impose dans le Golfe, doit céder, en vertu de la perspective mythique de retour au Califat unifié.
La guerre en cours, au sein du monde sunnite, est impitoyable. Là où les sunnites sont confrontés à des ennemis extérieurs (Israéliens, régimes africains au Sahel, Chiites en Irak et en Syrie…), les Frères cèdent la place aux djihadistes, dont plusieurs rapports sécuritaires confirment qu’ils sont financés et armés par tel ou tel clan saoudien ou qatari.

De sorte que les 1000 milliards de dollars d’hydrocarbures que l’Occident et l’Asie versent annuellement au Moyen-Orient (dont 475 à l’Arabie et au Qatar en 2012) ont des conséquences de tous ordres : destruction de l’islam historique, normalisation mondiale de l’islam suivant les critères avalisés par Qaradaoui, guerre impitoyable au Chiisme, guerre aux Etats arabes militaires ou en construction démocratique etc.
La France et à l’Europe assistent, en ces temps de disette financière, aux transferts massifs de pétrodollars qu’elles ont souvent alloué aux monarchies contre la précieuse huile. Faute d’autonomie énergétique, la dépendance se double de la subversion de la jeunesse musulmane d’Europe, considérée par les salafistes comme l’ultime preuve que Dieu, après avoir puni son peuple infidèle par la colonisation, lui offre aujourd’hui, pour prix de sa soumission, les clefs de son indépendance, et de son expansion sur le vieux continent. Une lubie fantasmatique pour les rationalistes. Un objectif historique pour les fondamentalistes.
En France, les pouvoirs publics ont confié, dans de nombreuses villes (Lille, Créteil… et bientôt Bordeaux), la grande mosquée à la mouvance des Frères et à ses démembrements. Plus organisés, mieux financés et plus rusés que leurs coreligionnaires souvent isolés, ils se présentent en hommes de foi mondialisés et connectés. Connectés, ils le sont effectivement.

Pierre Vermeren, 
Professeur d’histoire du monde arabe contemporain à la Sorbonne. Dernier livre paru, Direction, Idées reçues sur le monde arabe, Le Cavalier bleu, Paris, 2013