A la lecture du texte de la nouvelle
Constitution tunisienne, je comprends pourquoi l'ensemble des experts en droit
public qui ont été sollicités pour l'avaliser ont refusé de le faire. Ce texte
est pervers, bavard, confus.
Pervers, il l'est pour ce qui concerne les références
à l'islam. Les constituants ne se sont pas contentés de la reprise de l'article
premier de la Constitution de 1959 qui précise que "la Tunisie est un
Etat libre, indépendant, souverain, l'islam est sa religion, l'arabe sa langue,
la république son régime". Or l'explicitation, en fin de parcours,
dans l'un des tout derniers articles, le 136 (sur 139), qui précise que "l'islam
est la religion de l'Etat", procède d'un glissement de sens qui
transforme le descriptif en prescriptif. Par cette précision, la référence à
l'islam dans l'article premier ne peut plus être lue comme un constat à propos
d'une société dont la majorité des membres professe l'islam. S'il dispose d'une
identité religieuse déterminée, exclusive, comment l'Etat peut-il être "civil,
fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la transcendance du droit",
comme l'affirme l'article 2 ? Comment peut-il être "protecteur de la
religion, chargé de la liberté de croyance, de la pratique des cultes...",
tel qu'écrit dans l'article 5 ?
En outre, ce même article 5, destiné à garantir la
liberté religieuse, ne manque pas d'ambiguïtés puisqu'il y est écrit que "l'Etat
est protecteur de la religion" et non des religions.
On comprend pourquoi cet article évoque "la
liberté de croyance" : il le fait pour éluder la liberté de conscience
telle qu'elle est définie dans l'article 18 de la Déclaration universelle des
droits de l'Homme votée à l'ONU en 1948. Cet article implique la liberté d''embrasser
n'importe quelle religion, de changer de religion, de sortir d'une religion et
d'entrer dans une autre, et même de n'en avoir pas.
D'évidence, les constituants jouent au plus malin pour
être fidèles aux recommandations de l'organisation des Etats islamiques qui
appellent à ne pas accepter cet article 18. Ce souci est repérable dès le
préambule, au deuxième paragraphe où les droits de l'homme sont conditionnés en
amont par "les principes immuables ["thawâbit"] de
l'islam", en aval par "les spécificités culturelles du peuple
tunisien". Bref, face à ce refus manifeste de la liberté de
conscience, le législateur se réserve le droit de recourir au commandement de
la charia qui condamne l'apostat à la peine capitale.
Cette ambiguïté est destinée à ouvrir la voie à la
charia dans un texte qui ne la mentionne point. En vérité, nous retrouvons dans
ce texte la stratégie à laquelle nous a habitués le parti islamiste Ennahda.
Face aux protestations démocratiques, il fait semblant de reculer sans
finalement rien céder. Ce qu'une main rature, une autre main le récrit sous une
autre forme, travestie, déguisée. C'est ainsi que les islamistes jouent la
tactique démocratique pour parvenir à instaurer l'Etat théocratique.
Certes, tout texte implique interprétation, le sens
tremble toujours, le lecteur peut l'orienter dans telle ou telle direction.
Mais toute interprétation reste déterminée par l'horizon sur lequel débouche
l'infini du sens. Or, de fait, l'horizon de cette constitution ouvre des
brèches dans la logique du droit positif par lesquelles seraient introduites
les dispositions de la charia. Les islamistes, dans ce texte, avancent masqués.
Notre rôle est de leur ôter le masque qui travestit leur dessein.
D'autres preuves confirment cette démarche. Tel
l'article 22 qui affirme que "le droit à la vie est sacré, il n'est pas
admis d'y toucher sauf dans des conditions établies par le droit" : ce
qui veut dire que la peine de mort est reconduite au sein même de la
reconnaissance du statut sacré de la vie.
Le texte s'avère en outre bavard, particulièrement
dans le préambule où nous nous trouvons inondés par des considérations
pseudo-humanistes fumeuses qui veulent faire de la
Tunisie le pays de la citoyenneté fraternelle dont la dignité et la solidarité
auraient à éclairer le monde et à endosserla cause de tous les opprimés de la
terre, au nom de son identité arabo-islamique. Ce sont là des propos creux,
vains, des voeux pieux dont on peut se gargariser pour flatter à peu de frais
son orgueil.
Mais il est légitime d'y voir aussi une logorrhée
destinée à noyer la diversité constitutive de la Tunisie, laquelle ne s'est pas
configurée par le seul apport arabo-islamique, mais aussi par le substrat
berbère, juif et africain comme par les multiples apports méditerranéens, de
Carthage à Rome, de l'Andalousie à l'Empire ottoman et à la francophonie. Je
rappelle que la diversité des apports de civilisation est explicitement énoncée
dans la Constitution marocaine de 2011 où il est confirmé que l'identité
arabo-islamique du pays est enrichie par les dimensions amazigh, africaine,
méditerranéenne, juive, andalouse.
Outre l'occultation de la diversité qui nourrit
l'identité du pays, je vois dans cet appel à l'unité nationale, à l'origine
d'un processus qui finit par un accomplissement islamique, la fin de
l'Etat-nation qui aurait pour vocation de se fondre dans l'utopie du califat.
Quant au soutien à la Palestine , il est censé couronner
la vocation humaniste enracinée dans le fonds arabo-islamique. Mais je ne vois
pas comment ce devoir politique, cet engagement idéologique, tout essentiel
qu'il soit, peut figurer dans une loi fondamentale. C'est la confusion entre le
juridique et l'idéologique qui atteint son acmé dans la dénonciation du
sionisme assimilé à un racisme, origine du malheur palestinien. Sans chercher à
entrer dans le débat pour savoir si telle assertion est juste ou erronée, cette
mention, pour inutile qu'elle soit dans l'économie d'une constitution, sera
perçue comme une provocation par les alliés occidentaux, américains et
européens.
Par une telle assertion, les constituants s'engagent
dans une polémique intempestive, préjudiciable, qu'ils n'auront pas le moyen de
gagner dans le contexte d'une loi fondamentale qui aurait dû se concentrer sur
sa tâche principale, à savoir garantir la liberté et l'égalité aux membres qui
partagent leur vie au sein d'une même cité.
Or, sur ce point, le texte évite d'être explicite :
nulle part, il n'est dit que l'Etat garantit la liberté et l'égalité à tout
citoyen, sans discriminer par le sexe, le genre, l'ethnie, la langue, la
croyance. C'est pourtant le minimum attendu d'une constitution qui appartient à
notre temps.
Cette proposition constitutionnelle s'avère encore
plus confuse par sa volonté de mêler le régime parlementaire au régime
présidentiel. Là encore, il s'agit de camoufler l'option pour un régime
parlementaire par l'apparence d'un régime mixte. Car, paradoxalement, le
président, fortement légitimé par le suffrage universel, se trouve pour ainsi dire
dépouillé des attributs de l'exécutif ; il n'a autorité plénière que sur l''armée,
dans un Etat où l'armée est, à tout le moins, d'une puissance relative. Et les
rouages entre l'exécutif et le législatif sont tellement tatillons, tellement
contraignants qu'ils ne peuvent qu'entraver la décision, ce qui engendrera la
paralysie de l'Etat. Mais peut-être est-ce cela qui est recherché pour
précipiter le dépérissement d'un tel Etat, censé être une étape dans le
processus qui aurait à nous conduire vers la restauration du califat.
La même confusion s'exprime à travers l'appel à la
décentralisation et à l'autonomie des régions, qui se trouvent contrariées par
l'insistance sur la centralité de l'Etat. Six mois après le délai prévu, la
Constitution qui nous est proposée est sous tous rapports inacceptable. Ses
rédacteurs avancent masqués pour servir le projet islamiste d'Ennahda.
Aussi est-elle plus idéologique que juridique. Si elle
est adoptée, ce sera le désastre de la régression et la voie ouverte vers la
théocratie et la clôture archaïque. Si elle est rejetée, la crise perdurera et la
légitimité des islamistes, et au-delà d'eux, des constituants toutes couleurs
confondues, sera encore plus érodée. En somme, la révolution continue.
Abdelwahab Meddeb
(Ecrivain, enseignant de littérature à l'université
Paris-X)
Le Monde, 30 avril 2013