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20 mai 2013

"La Syrie pourrait devenir l'Afghanistan du Moyen-Orient"



Le Libanais Joesph Bahout est enseignant à Science Po Paris et chercheur à l'Académie diplomatique. Il analyse les enjeux du conflit syrien pour la région et les possibles scénarios pour l'avenir

La guerre en Syrie s'inscrit-elle dans le grand affrontement entre chiites et sunnites au Moyen-Orient ? 

Oui, ça en a tout l'air, même si le conflit en Syrie n'était pas confessionnel au départ et ne l'est pas encore vraiment. Il faut saluer  là l'extraordinaire résistance de la société civile syrienne à la tentation confessionnelle, mais cela ne durera pas éternellement. 
La responsabilité en incombe avant tout au régime, qui a savamment construit la prophétie apocalyptique qu'il annonçait au début de la révolution, lorsqu'il disait que la déstabilisation de la Syrie mettrait la région à feu et à sang. Cette confessionalisation met en danger la Syrie et tous les Etats de la région.

Est-on déjà dans le cadre d'une guerre régionale ?

Cela y ressemble fort, tout comme on est aussi dans une forme de guerre froide internationale. En fait, tout dépend de ce qui va se passer dans les six ou huit mois à venir. Trois scénarios sont possibles.
Dans le premier, le rapport des forces – ou plutôt le rapport des faiblesses – actuel se perpétue avec, à terme, le repli du régime sur son bastion côtier et montagneux. C'est l'hypothèse du "réduit alaouite", qui explique l'acharnement sur Homs, avec une cantonisation de la Syrie le long de lignes de démarcation ethnico-confessionnelles, chaque entité cherchant le soutien d'un parrain extérieur. Tout dépendra alors de ce que feront les Russes et de l'acceptation par le système international d'un tel démembrement.
Dans le deuxième scénario, le régime chute brutalement dans une ambiance de chaos. Il y aura des vengeances, des combats entre factions rebelles, et des poches de résistance d'officiers alaouites de l'armée. La Syrie deviendrait alors l'Afghanistan du Moyen-Orient, un Etat failli, déstabilisant tous ses voisins.
Le seul scénario positif est celui où l'on trouve les clés d'une transition ordonnée qui épargnerait une explosion à l'ensemble de la région. Cela nécessite que l'on mette au point un modèle de transition alléchant pour les Syriens, en particulier les alaouites, afin qu'ils se détachent du régime. Et cela passe par un vrai soutien à l'opposition, qui a désormais la tâche d'administrer les zones libérées, comme la province de Rakka récemment.
Cette expérience doit être un modèle de réussite et non un repoussoir pour les Syriens. Et cela irait bien mieux si les Russes et les Américains s'accordaient a minima sur le fait que la transition commence, comme l'a dit Lakhdar Brahimi [envoyé spécial de l'ONU en Syrie], par le départ de Bachar Al Assad.

L'Irak semble déjà gagné par la violence. Est-il menacé de désintégration ? 

La pression iranienne sur le gouvernement Maliki afin qu'il soutienne le régime à Damas est de plus en plus forte. Maliki représente un pouvoir de plus en plus chiite.
A l'inverse, l'opposition sunnite est galvanisée par la révolution syrienne. La province sunnite d'Anbar risque de devenir un sanctuaire pour des groupes comme Al-Qaïda et Jabhat Al-Nosra. Pendant ce temps, le Kurdistan irakien s'autonomise de plus en plus. L'Irak est en train de renouer avec la guerre civile que le surge ["renfort"] américain et le parapluie régional avaient contribué à geler.

Le Liban peut-il renouer avec la guerre civile ? Ni le Hezbollah (principale force chiite) ni le Courant du futur de Saad Hariri (leader du camp sunnite) n'y ont intérêt. 

Cet équilibre de la terreur a prévalu jusqu'ici. Mais je ne sais pas jusqu'à quel point le Hezbollah est conscient qu'il est en train de le rompre en combattant ouvertement en Syrie au côté du régime.
En face, Hariri est débordé dans son camp par la frange salafiste, qui va et vient allègrement en Syrie. L'armée a atteint les limites de sa capacité à gérer les problèmes, le gouvernement est structurellement faible, et Israël commence à s'agiter. Le clash paraît inévitable.

Que veulent en Syrie la Turquie et le Qatar, les deux principaux soutiens régionaux de l'opposition ?

La Turquie ne le sait plus vraiment. Il y a une forte désillusion, née de l'impuissance à changer le cours des choses et surtout de la découverte de ses propres failles : le retour en force de la question kurde et la redécouverte de la question alaouite.
Quant au Qatar, il profite du vieillissement saoudien, du désarroi turc et de l'absence égyptienne pour s'attribuer  un leadership arabe et islamique assez mégalomane. Mais son opportunisme tous azimuts commence à énerver, y compris les Occidentaux.

La chute de Bachar Al-Assad serait-elle une défaite majeure pour l'Iran ?

Les Iraniens ont compris depuis un moment que la Syrie ne serait plus gouvernée par les Assad. Ils ont déjà engagé leur plan B, qui consiste à former des milices alaouites qui joueront le rôle du Hezbollah au Liban, c'est-à-dire un Etat dans un Etat faible.
Ils feront comme en Afghanistan après 2001 et en Irak après 2003 : ils misent sur leur capacité de nuisance et jouent le temps long face à des acteurs qui manquent de souffle. Israël pourra-t-il s'accomoder d'une telle situation ? C'est peu probable.

Propos recueillis par Christophe Ayad

Le Monde, 8 mars 2013