Le Libanais Joesph Bahout est enseignant à Science Po Paris et
chercheur à l'Académie diplomatique. Il analyse les enjeux du conflit syrien
pour la région et les possibles scénarios pour l'avenir
La guerre en
Syrie s'inscrit-elle dans le grand affrontement entre chiites et sunnites au
Moyen-Orient ?
Oui, ça en a
tout l'air, même si le conflit en Syrie n'était pas confessionnel au départ et
ne l'est pas encore vraiment. Il faut saluer là
l'extraordinaire résistance de la société civile syrienne à la tentation
confessionnelle, mais cela ne durera pas éternellement.
La
responsabilité en incombe avant tout au régime, qui a savamment construit la
prophétie apocalyptique qu'il annonçait au début de la révolution, lorsqu'il
disait que la déstabilisation de la Syrie mettrait la région à feu et à sang.
Cette confessionalisation met en danger la Syrie et tous les Etats de la
région.
Est-on déjà
dans le cadre d'une guerre régionale ?
Cela y
ressemble fort, tout comme on est aussi dans une forme de guerre froide
internationale. En fait, tout dépend de ce qui va se passer dans les six ou
huit mois à venir. Trois scénarios sont possibles.
Dans le
premier, le rapport des forces – ou plutôt le rapport des faiblesses – actuel
se perpétue avec, à terme, le repli du régime sur son bastion côtier et
montagneux. C'est l'hypothèse du "réduit alaouite", qui explique
l'acharnement sur Homs, avec une cantonisation de la Syrie le long de lignes de
démarcation ethnico-confessionnelles, chaque entité cherchant le soutien d'un
parrain extérieur. Tout dépendra alors de ce que feront les Russes et de
l'acceptation par le système international d'un tel démembrement.
Dans le
deuxième scénario, le régime chute brutalement dans une ambiance de chaos. Il y
aura des vengeances, des combats entre factions rebelles, et des poches de
résistance d'officiers alaouites de l'armée. La Syrie deviendrait alors l'Afghanistan
du Moyen-Orient, un Etat failli, déstabilisant tous ses voisins.
Le seul
scénario positif est celui où l'on trouve les clés d'une transition ordonnée
qui épargnerait une explosion à l'ensemble de la région. Cela nécessite que
l'on mette au point un modèle de transition alléchant pour les Syriens, en
particulier les alaouites, afin qu'ils se détachent du régime. Et cela passe
par un vrai soutien à l'opposition, qui a désormais la tâche d'administrer les
zones libérées, comme la province de Rakka récemment.
Cette
expérience doit être un modèle de réussite et non un repoussoir pour les
Syriens. Et cela irait bien mieux si les Russes et les Américains s'accordaient
a minima sur le fait que la transition commence, comme l'a dit Lakhdar Brahimi [envoyé
spécial de l'ONU en Syrie], par le départ de Bachar Al Assad.
L'Irak
semble déjà gagné par la violence. Est-il menacé de désintégration ?
La pression
iranienne sur le gouvernement Maliki afin qu'il soutienne le régime à Damas est
de plus en plus forte. Maliki représente un pouvoir de plus en plus chiite.
A l'inverse,
l'opposition sunnite est galvanisée par la révolution syrienne. La province
sunnite d'Anbar risque de devenir un sanctuaire pour des groupes comme Al-Qaïda
et Jabhat Al-Nosra. Pendant ce temps, le Kurdistan irakien s'autonomise de plus
en plus. L'Irak est en train de renouer avec la guerre civile que le surge
["renfort"] américain et le parapluie régional avaient contribué
à geler.
Le Liban peut-il
renouer avec la guerre civile ? Ni le Hezbollah (principale force chiite) ni le
Courant du futur de Saad Hariri (leader du camp sunnite) n'y ont intérêt.
Cet
équilibre de la terreur a prévalu jusqu'ici. Mais je ne sais pas jusqu'à quel
point le Hezbollah est conscient qu'il est en train de le rompre en combattant
ouvertement en Syrie au côté du régime.
En face,
Hariri est débordé dans son camp par la frange salafiste, qui va et vient
allègrement en Syrie. L'armée a atteint les limites de sa capacité à gérer les
problèmes, le gouvernement est structurellement faible, et Israël commence à s'agiter.
Le clash paraît inévitable.
Que veulent
en Syrie la Turquie et le Qatar, les deux principaux soutiens régionaux de
l'opposition ?
La Turquie
ne le sait plus vraiment. Il y a une forte désillusion, née de l'impuissance à changer
le cours des choses et surtout de la découverte de ses propres failles : le
retour en force de la question kurde et la redécouverte de la question
alaouite.
Quant au
Qatar, il profite du vieillissement saoudien, du désarroi turc et de l'absence
égyptienne pour s'attribuer un
leadership arabe et islamique assez mégalomane. Mais son opportunisme tous
azimuts commence à énerver, y compris les Occidentaux.
La chute de
Bachar Al-Assad serait-elle une défaite majeure pour l'Iran ?
Les Iraniens
ont compris depuis un moment que la Syrie ne serait plus gouvernée par les
Assad. Ils ont déjà engagé leur plan B, qui consiste à former des milices
alaouites qui joueront le rôle du Hezbollah au Liban, c'est-à-dire un Etat dans
un Etat faible.
Ils feront
comme en Afghanistan après 2001 et en Irak après 2003 : ils misent sur leur
capacité de nuisance et jouent le temps long face à des acteurs qui manquent de
souffle. Israël pourra-t-il s'accomoder d'une telle situation ? C'est peu
probable.
Propos
recueillis par Christophe Ayad
Le Monde, 8
mars 2013