Ahmede Bouyerdene accomplit, en 2008, un tour de force
en publiant aux éditions du Seuil Abd El-Kader ou l’harmonie des contraires.
Une biographie majeure, tout à la fois enquête spirituelle et historique,
portant sur un homme au destin extraordinaire : l’émir Abd El-Kader.
Le hasard fait bien les choses. Alors que paraît de
l’autre côté de l’Atlantique la traduction de l’ouvrage d’Ahmed Bouyerdene aux
prestigieuses et si bien nommées éditions WorldWisdom, c’est l’occasion pour
nous de revenir sur la figure de ce saint soufi, homme d’Etat (fondateur de
l’état algérien), chef militaire, poète, prince du monde et arpenteur de
l’intime. Un être d’une très grande modernité. Un homme universel (insan al
kamil).
4ème de couverture
« Je suis l’eau, je suis le feu ; je suis
l’air et la terre – Je suis le ‘combien’ et le ‘comment’ ; je suis la
présence et l’absence … [1] ».
C’est par ces vers flamboyants tirés de sa somme spirituelle, Le Livre des Haltes, qu’Abd el-Kader al-Hassani témoigne de son expérience de l’indicible. Figure mystique majeure de l’époque moderne, commentateur émérite de l’œuvre d’Ibn ‘Arabi, celui que les historiens ont retenu sous le titre d’émir Abd el-Kader a été porté par un destin hors du commun. Né en 1808 dans un milieu soufi de l’Ouest de la Régence d’Alger, il reçoit une éducation intellectuelle et spirituelle qui le préparait à une carrière de lettré, quand la conquête de l’Algérie entreprise par la France le projette sur le devant de la scène politique et militaire. Fondateur d’Etat, fin stratège, diplomate ingénieux, mais aussi poète, chantre de la tolérance, humaniste : sa personnalité nourrit de son vivant une véritable légende et continue d’alimenter après sa mort une chronique foisonnante. Biographie atypique, spirituelle autant qu’historique, cet ouvrage tente de restituer la complexité du personnage d’Abd el-Kader parvenu, au bout d’une existence aussi éprouvante qu’exceptionnelle, à la certitude que l’homme ne peut espérer accéder à la présence divine qu’en réalisant sa propre Humanité .
C’est par ces vers flamboyants tirés de sa somme spirituelle, Le Livre des Haltes, qu’Abd el-Kader al-Hassani témoigne de son expérience de l’indicible. Figure mystique majeure de l’époque moderne, commentateur émérite de l’œuvre d’Ibn ‘Arabi, celui que les historiens ont retenu sous le titre d’émir Abd el-Kader a été porté par un destin hors du commun. Né en 1808 dans un milieu soufi de l’Ouest de la Régence d’Alger, il reçoit une éducation intellectuelle et spirituelle qui le préparait à une carrière de lettré, quand la conquête de l’Algérie entreprise par la France le projette sur le devant de la scène politique et militaire. Fondateur d’Etat, fin stratège, diplomate ingénieux, mais aussi poète, chantre de la tolérance, humaniste : sa personnalité nourrit de son vivant une véritable légende et continue d’alimenter après sa mort une chronique foisonnante. Biographie atypique, spirituelle autant qu’historique, cet ouvrage tente de restituer la complexité du personnage d’Abd el-Kader parvenu, au bout d’une existence aussi éprouvante qu’exceptionnelle, à la certitude que l’homme ne peut espérer accéder à la présence divine qu’en réalisant sa propre Humanité .
Extraits de la préface d’Eric Geoffroy [2]
« Tout être humain se voit facilité à réaliser ce
pour quoi il a été créé ».
L’émir Abd el-Kader a sans doute médité cette parole
du Prophète à maintes reprises au cours de sa vie : en 1832, alors que,
voué a priori à une vie d’étude et de contemplation, il est investi malgré lui
du commandement de la résistance contre l’occupant français ; en 1847,
lorsque, ayant déposé les armes, il espère troquer le harnais du cavalier
contre la bure du soufi ; de 1847 à 1852, durant sa captivité en France,
où il a d’évidence compris que si cette puissance avait colonisé matériellement
sa terre, il allait, lui, ‘‘coloniser les cœurs’’ des Français et témoigner
dans ce pays de l’islam et du soufisme ; en 1855, lorsque, après avoir
fait serment aux Français qu’il ne reviendrait plus jamais en Algérie, il
s’établit à Damas, suivant précisément les traces de son maître à travers les
siècles, l’Andalou Ibn ‘Arabî ; en 1860, alors que, ayant sauvé des
milliers de chrétiens damascènes du massacre, il est félicité de toutes parts pour
avoir accompli ce qui lui apparaît être simplement son devoir de…
musulman ; en 1863, lorsque, après s’être fait le disciple à La Mecque, et
contre toute attente, d’un cheikh soufi inconnu, il s’entend dire :
« Cela fait vingt ans que je t’attends » ; peu après, lorsque ce
cheikh l’amène à la ‘‘mort initiatique’’ en le plaçant en retraite spirituelle
dans la grotte Hirâ’, là même où Muhammad est devenu le prophète de
l’islam ; en 1883 enfin, alors que sa mort physique a été à tort annoncée
quelques années auparavant par la rumeur du monde, et qu’il quitte son
enveloppe charnelle.
La mort d’un saint est toujours une apothéose, dit-on.
Mais le saint a t-il conscience d’être un saint, c’est-à-dire un « proche
de Dieu » (walî Allâh) ? La question a fait débat dans les
milieux soufis depuis la plus haute époque. « Je n’ai point fait les
événements, disait l’émir, ce sont eux qui m’ont fait ». Pour Ibn ‘Arabî
comme pour lui, la vie du monde et des individus est une succession
ininterrompue de théophanies, de manifestations divines qui ne se répètent
jamais.
(…) Plus que d’autres, il a épousé les divers contours
de la vie : l’étude et la contemplation, la chevalerie et la guerre, la
politique et la conduite des hommes, l’exil et la captivité, l’engagement
humaniste et l’implication dans la modernité et, puisque le temps est cyclique,
un retour flamboyant à la vocation première : la spiritualité,
c’est-à-dire la conviction intime que l’acceptation des paradoxes permet de se
résorber dans l’Unicité. Son projet d’une vie pour l’Esprit était déjà à
l’œuvre lorsque, dès 1848, il déclare à l’évêque Dupuch : « J’aurais
dû être toute ma vie – je voudrais du moins redevenir avant de mourir – un
homme d’études et de prière, il me semble, et je dis du fond de mon cœur que
désormais je suis comme mort à tout le reste[3] ».
Être complexe que l’émir, par les multiples facettes
de sa personnalité, figées par les uns, réifiées par les autres, puisqu’on a
rarement voulu l’envisager pour ce qu’il était : un « héritier
muhammadien », ayant réalisé en lui l’Unicité, et oeuvrant, par voie de
conséquence, à l’avènement de l’unité entre les humains, entre l’islam et
l’Occident…
Ainsi, lui, le musulman, se plaît à noter que Jésus
adressait le salut aux cochons : toute forme de vie est sacrée. Son
éthique humanitaire (le règlement qu’il édicte, durant la guerre, pour le
respect des prisonniers français ; le sauvetage des chrétiens de Damas…)
s’inscrit dans le sillage du modèle prophétique, et l’on peut comprendre que
son ennemi, le général Bugeaud, ait vu en lui « une espèce de prophète ».
(…) Pour certains Européens, Abd el-Kader était trop
beau, trop bon, trop charismatique, pour être un musulman, un Arabe, un
indigène enfin. Il fallait qu’il ait des origines exogènes (italiennes,
espagnoles, maltaises, a t-on avancé). De la même façon, des générations
d’orientalistes se sont ingéniés à trouver de – vaines – sources étrangères au
soufisme : comment l’islam, religion de l’ennemi héréditaire puis du
colonisé, pouvait-il détenir une telle richesse intérieure ? Louis
Massignon, en particulier, ruina cette idéologie.
Un modèle n’est d’aucune utilité s’il n’est pas
actualisé. Telle fut bien la fonction de l’émir Abd el-Kader : introduire
la doctrine d’Ibn ‘Arabî dans la modernité, préparer le soufisme à son rôle
providentiel pour l’Occident et, au-delà, vivifier l’enseignement du Prophète
en son universalisme le plus large.
(…) En tant que « fils de l’Instant », un
soufi comme Abd el-Kader ne pouvait qu’être réceptif à la fluctuation des
théophanies qui, selon lui, étaient en train de changer la configuration du
monde ; il ne pouvait qu’accueillir la modernité à visage occidental, car
il y voyait l’expression de la volonté divine. Quelle actualité porte son
message ? Je retiens notamment que, pour les jeunes musulmans contemporains,
en particulier ceux qui sont issus de l’immigration et qui se sentent souvent
enfermés dans un étau social, culturel et même religieux, l’émir Abd el-Kader
incarne la liberté souveraine de l’Esprit, qui éveille et émancipe de la
culture du ressentiment.
Plus largement, il annonce que la spiritualité ne peut
être réhabilitée qu’en la vivant dans l’action même, et qu’elle ne saurait être
dissociée des différentes modalités de la vie humaine. S’il vivait à notre
époque, il oeuvrerait à relever les grands défis contemporains, liés à
l’écologie, aux droits de l’homme, à la bioéthique, aux rapports Nord-Sud.
Par les informations totalement inédites qu’il
apporte, par la connaissance intime qu’il a acquise de l’émir Abd el-Kader et
la sensibilité particulière qu’il a développée à son sujet, Ahmed Bouyerdene
était à même de dépasser les imageries forgées ici ou là. A chacun son
émir : lui tente, dans un souci d’équilibre et de tempérance qui n’estompe
jamais l’enthousiasme, d’ouvrir le lecteur à la complexité du personnage. Mais
comment renier l’évidence ? Il serait vain d’occulter que pour l’auteur,
c’est la dimension spirituelle, en l’occurrence muhammadienne, qui permet
d’appréhender celui qui fut « un prince parmi les saints et un saint parmi
les princes ».
Abdourahman Waberi
Blog Slate Afrique
[1] Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit.,
p. 177.
[2] Islamologue et professeur à l’université de
Strasbourg, Eric
Geoffroy a signé maints ouvrages précieux.
[3] Mgr. Dupuch, Abd El-Kader au château d’Amboise,
Paris, 2002, p. 21-22.
[4] Lettre aux Français, Alger, 2005, p. 46 du
texte arabe.