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31 mai 2013

Egypte : la frérisation, toujours plus loin



« Puisque les Frères sont au gouvernement, pourquoi se plaint-on qu’ils occupent des postes ? », a ironisé le président Morsi dans une longue interview enregistrée dimanche matin et diffusée dans la nuit de dimanche à lundi, avec 5 heures et demie de retard sur l’heure initialement prévue. Le chef de l’Etat s’efforçait de nier toute « frérisation » de l’Egypte, surtout celle de l’armée et de la police. Deux jours après son investiture en juin 2012, Morsi avait reçu au palais présidentiel la presse écrite et audiovisuelle. Il avait alors déclaré sur un ton décisif : « L’Egypte ne sera pas imprégnée de la couleur d’une faction politique spécifique ». « La frérisation est impossible », avait-il dit.
Mais les propos du chef de l’Etat sont en contradiction avec ceux de certains responsables de la confrérie, tel Karem Radwane, qui affirme que « la frérisation est une démarche légitime à laquelle les Frères ne renonceront pas ». Les propos de Morsi sont aussi en contradiction avec les faits. Car les nominations de membres de la confrérie au sein de l’exécutif vont bon train. Difficile cependant d’établir une liste exhaustive des fonctions de l’administration où des Frères ont été nommés, étant donné que la confrérie n’a pas de statut officiel et il est donc impossible de repérer ses membres. La tâche se compliquera si on sait que l’Etat compte environ 2,5 millions de fonctionnaires et un peu plus de 3,2 millions d’employés n’ayant pas le statut de fonctionnaire (enseignants, policiers, médecins ...).
Quelque 10 000 responsables sont nommés au sein de la fonction publique : les ministres, les gouverneurs, les vice-ministres, les adjoints aux gouverneurs et les chefs de municipalités, et c’est autour de ces postes-clés que la confrérie mène son jeu. Le seul chiffre précis émane du parti salafiste Al-Nour, entré récemment en conflit avec Morsi et son Parti Liberté et justice. Il évoque environ 1 300 postes-clés désormais occupés par des Frères.
A la présidence de la République, on en compte 7 déjà, placés dans les postes les plus importants. Le président lui-même et son adjoint, le très influent Essam Al-Haddad, qui fait figure de « conseiller à la sécurité nationale », même si son titre officiel est « adjoint pour les affaires étrangères ».
Il y a aussi Ahmad Abdel-Atti, ancien porteparole de la campagne de Morsi, désormais directeur du cabinet présidentiel avec à ses côtés 4 conseillers du président. Il serait facile d’ailleurs de compter une douzaine d’autres Frères dans les secrétariats, le cabinet présidentiel et parmi les assistants de Haddad.

8 ministres

Le gouvernement est, lui, dirigé par Hicham Qandil, un islamiste proche des Frères mais non affilé à l’organisation. Son dernier remaniement en janvier a fait siéger 5 nouveaux Frères au gouvernement formé de 35 portefeuilles. Le nombre total de ministres Frères est désormais de 8. Ils dirigent les ministèresclés comme l’Information, l’Enseignement supérieur, les Transports, le Logement, la Main-d’oeuvre, l’Approvisionnement, la Jeunesse et le Développement local.
« Il s’agit de portefeuilles-clés se rapportant aux différents services. Ils accordent les permis de construction, s’occupent des infrastructures, des centres de jeunesse et autres », croit l’écrivain Salah Eissa. C’est selon lui un moyen de contrôler les voix des électeurs, étant donné que ceux-ci, dans leur grande majorité, continuent à choisir leurs députés en fonction des services qu’ils fournissent. Certes, le nombre de ministres Frères paraît négligeable par rapport au nombre total de ministres, mais la confrérie a réussi à contourner cette sous-représentation numérique en occupant les postes qui, hiérarchiquement, suivent directement les ministres. Ainsi, les adjoints, les porte-parole, les chefs de départements et même les conseillers auprès de chaque ministre viennent de la confrérie, à l’exception du ministère de la Défense.
40 nouveaux responsables Frères travaillent avec le ministre de l’Education. Celui-ci est suivi en matière de « frérisation » par le ministère des Waqfs (biens religieux) qui détient les mosquées d’Egypte, puis par le ministère de la Santé.
Le ministère du Commerce et de l’Industrie n’échappe pas à la règle, alors que celui des Finances est de facto dirigé par deux figures du comité économique du Parti Liberté et justice, Ahmad Al-Naggar et Abdallah Chéhata. Les deux hommes sont conseillers du ministre, l’un pour les politiques financières et l’autre pour les affaires économiques.
A la tête des gouvernants, on compte 5 Frères musulmans sur les 27 provinces du pays, 5 vice-gouverneurs, 13 conseillers et 12 chefs de municipalités. On remarque aussi une présence massive des Frères au sein des conseils des droits de l’homme, dans la presse, des affaires islamiques et des familles des victimes de la révolution.
Un Frère est désormais à la tête de la plus prestigieuse compagnie de bâtiment et de travaux publics Les Entrepreneurs arabes. Cette semaine, l’ancien porte-parole de la présidence, un Frère aussi, a été désigné à la tête du Centre d’information et de prise de décision du Conseil des ministres, chargé des statistiques et des sondages.
D’autres postes aux contours indéfinis sont attribués aux faucons de la confrérie. Le célèbre homme d’affaires des Frères, Hassan Malek, fait office de chef d’un dit comité de communication entre le président et les hommes d’affaires. Il a en main le dossier de la « réconciliation » avec les hommes d’affaires et magnats de l’ancien régime.
Le numéro deux de la confrérie, Khaïrat Al-Chater, est, lui, très présent même s’il n’a pas de chapeau particulier. C’est lui qui s’entretient avec les responsables qatari au sujet des projets économiques et d’une aide pour le gouvernement et c’est lui encore qui rend visite au ministre de l’Intérieur dans son bureau pour examiner les plans de sécurité. « Ce n’est pas une frérisation mais une rectification de la situation, puisque pendant des années on nous a empêchés d’occuper les postes-clés », se défend Hamdi Hassan, ancien député des Frères. (lire page 5). Là où il ne parvient pas à placer un membre de la confrérie à la tête de la hiérarchie, le régime nomme des proches, un procureur général, un ministre de la Justice et un autre de l’Intérieur, tous trois partisans des Frères. « Pour l’instant, l’idéologie des Frères n’a pas encore laissé d’empreinte sur les institutions du pays. Ils comptent sur les hommes de confiance plus que les hommes d’expérience », croit Eissa.

« Infiltration »

Cette « infiltration » est accompagnée d’une série de mesures que les politologues placent sous le chapitre de l’islamisation plutôt que celui de la frérisation. C’est ainsi que le professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, Ahmad Abd-Rabbo, commente l’apparition d’une présentatrice voilée sur les écrans de la télé publique, ainsi que le bannissement de l’alcool sur les vols domestiques, la séparation des filles et des garçons dans certaines écoles. « Ce qui est alarmant, c’est la manière avec laquelle ils mettent en place un si grand nombre de leurs adeptes dans toutes sortes de positions tant et si bien que s’ils perdent les prochaines élections, ils continueront à contrôler une grande partie de l’administration égyptienne », dit Abd-Rabbo.
L’ancien conseiller du président et professeur de sciences politiques, Seif Abdel-Fattah, estime que ce qui s’est passé est « une relève » entre le PND (parti de Moubarak) et le parti de Morsi. Dans une rencontre à huis clos qui a réuni récemment les deux écrivains Hassanein Heikal et Fahmi Howeidi, l’un plutôt laïc et le second islamiste, tous deux se sont accordés sur « l’étatisation des Frères » et non la « frérisation de l’Etat ».
En revenant sur les projets de loi qu’ils ont présentés lorsqu’ils étaient seulement députés l’an dernier et aujourd’hui alors qu’ils sont au pouvoir, on se rend compte qu’ils ont adopté les mêmes politiques que l’ancien régime, avec une approche sécuritaire. « L’Etat et la bureaucratie égyptienne sont plus lourds », disait Heikal. Le célèbre écrivain et ancien conseiller du président Nasser n’ignore pas cette couleur « Frère » de la toute récente Constitution.
« Il s’agit sans doute d’une nouvelle version de la commission des politiques du PND », dit l’avocat et ancien candidat à la présidence, Khaled Ali. Une figure qui remplace une autre, mais rien ne semble avoir changé.

Samar Al Gamal
Al Ahram Hebdo,  le 27 février 2013