« Puisque les Frères sont au gouvernement, pourquoi se plaint-on qu’ils
occupent des postes ? », a ironisé le président Morsi dans
une longue interview enregistrée dimanche matin et diffusée dans la nuit de
dimanche à lundi, avec 5 heures et demie de retard sur l’heure initialement
prévue. Le chef de l’Etat s’efforçait de nier toute « frérisation » de l’Egypte, surtout celle de l’armée et de la
police. Deux jours après son investiture en juin 2012, Morsi avait reçu au
palais présidentiel la presse écrite et audiovisuelle. Il avait alors déclaré
sur un ton décisif : « L’Egypte ne sera pas imprégnée de la
couleur d’une faction politique spécifique ». « La frérisation est impossible », avait-il dit.
Mais les propos du chef de l’Etat sont
en contradiction avec ceux de certains responsables de la confrérie, tel Karem
Radwane, qui affirme que « la frérisation est une démarche légitime à
laquelle les Frères ne renonceront pas ». Les propos de Morsi sont
aussi en contradiction avec les faits. Car les nominations de membres de la
confrérie au sein de l’exécutif vont bon train. Difficile cependant d’établir
une liste exhaustive des fonctions de l’administration où des Frères ont été
nommés, étant donné que la confrérie n’a pas de statut officiel et il est donc
impossible de repérer ses membres. La tâche se compliquera si on sait que
l’Etat compte environ 2,5 millions de fonctionnaires et un peu plus de 3,2
millions d’employés n’ayant pas le statut de fonctionnaire (enseignants,
policiers, médecins ...).
Quelque 10 000 responsables sont nommés
au sein de la fonction publique : les ministres, les gouverneurs, les
vice-ministres, les adjoints aux gouverneurs et les chefs de municipalités, et
c’est autour de ces postes-clés que la confrérie mène son jeu. Le seul chiffre
précis émane du parti salafiste Al-Nour, entré récemment en conflit
avec Morsi et son Parti Liberté et justice. Il évoque environ 1 300 postes-clés
désormais occupés par des Frères.
A la présidence de la République, on en
compte 7 déjà, placés dans les postes les plus importants. Le président
lui-même et son adjoint, le très influent Essam Al-Haddad, qui fait figure de « conseiller
à la sécurité nationale », même si son titre officiel est « adjoint
pour les affaires étrangères ».
Il y a aussi Ahmad Abdel-Atti, ancien
porteparole de la campagne de Morsi, désormais directeur du cabinet
présidentiel avec à ses côtés 4 conseillers du président. Il serait facile
d’ailleurs de compter une douzaine d’autres Frères dans les secrétariats, le
cabinet présidentiel et parmi les assistants de Haddad.
8 ministres
Le gouvernement est, lui, dirigé par
Hicham Qandil, un islamiste proche des Frères mais non affilé à l’organisation.
Son dernier remaniement en janvier a fait siéger 5 nouveaux Frères au
gouvernement formé de 35 portefeuilles. Le nombre total de ministres Frères est
désormais de 8. Ils dirigent les ministèresclés comme l’Information, l’Enseignement
supérieur, les Transports, le Logement, la Main-d’oeuvre, l’Approvisionnement,
la Jeunesse et le Développement local.
« Il s’agit de
portefeuilles-clés se rapportant aux différents services. Ils accordent les
permis de construction, s’occupent des infrastructures, des centres de jeunesse
et autres », croit l’écrivain Salah Eissa. C’est selon lui un moyen de
contrôler les voix des électeurs, étant donné que ceux-ci, dans leur grande
majorité, continuent à choisir leurs députés en fonction des services qu’ils
fournissent. Certes, le nombre de ministres Frères paraît négligeable par
rapport au nombre total de ministres, mais la confrérie a réussi à contourner
cette sous-représentation numérique en occupant les postes qui,
hiérarchiquement, suivent directement les ministres. Ainsi, les adjoints, les
porte-parole, les chefs de départements et même les conseillers auprès de
chaque ministre viennent de la confrérie, à l’exception du ministère de la
Défense.
40 nouveaux responsables Frères
travaillent avec le ministre de l’Education. Celui-ci est suivi en matière de « frérisation »
par le ministère des Waqfs (biens religieux) qui détient les
mosquées d’Egypte, puis par le ministère de la Santé.
Le ministère du Commerce et de
l’Industrie n’échappe pas à la règle, alors que celui des Finances est de facto
dirigé par deux figures du comité économique du Parti Liberté et justice, Ahmad
Al-Naggar et Abdallah Chéhata. Les deux hommes sont conseillers du ministre,
l’un pour les politiques financières et l’autre pour les affaires économiques.
A la tête des gouvernants, on compte 5
Frères musulmans sur les 27 provinces du pays, 5 vice-gouverneurs, 13
conseillers et 12 chefs de municipalités. On remarque aussi une présence
massive des Frères au sein des conseils des droits de l’homme, dans la presse,
des affaires islamiques et des familles des victimes de la révolution.
Un Frère est désormais à la tête de la
plus prestigieuse compagnie de bâtiment et de travaux publics Les
Entrepreneurs arabes. Cette semaine, l’ancien porte-parole de la
présidence, un Frère aussi, a été désigné à la tête du Centre d’information et
de prise de décision du Conseil des ministres, chargé des statistiques et des
sondages.
D’autres postes aux contours indéfinis
sont attribués aux faucons de la confrérie. Le célèbre homme d’affaires des
Frères, Hassan Malek, fait office de chef d’un dit comité de communication
entre le président et les hommes d’affaires. Il a en main le dossier de la « réconciliation »
avec les hommes d’affaires et magnats de l’ancien régime.
Le numéro deux de la confrérie, Khaïrat
Al-Chater, est, lui, très présent même s’il n’a pas de chapeau particulier.
C’est lui qui s’entretient avec les responsables qatari au sujet des projets
économiques et d’une aide pour le gouvernement et c’est lui encore qui rend
visite au ministre de l’Intérieur dans son bureau pour examiner les plans de
sécurité. « Ce n’est pas une frérisation mais une rectification de la
situation, puisque pendant des années on nous a empêchés d’occuper les postes-clés »,
se défend Hamdi Hassan, ancien député des Frères. (lire page 5). Là où il ne
parvient pas à placer un membre de la confrérie à la tête de la hiérarchie, le
régime nomme des proches, un procureur général, un ministre de la Justice et un
autre de l’Intérieur, tous trois partisans des Frères. « Pour
l’instant, l’idéologie des Frères n’a pas encore laissé d’empreinte sur les
institutions du pays. Ils comptent sur les hommes de confiance plus que les
hommes d’expérience », croit Eissa.
« Infiltration »
Cette « infiltration »
est accompagnée d’une série de mesures que les politologues placent sous le
chapitre de l’islamisation plutôt que celui de la frérisation. C’est ainsi que
le professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, Ahmad Abd-Rabbo,
commente l’apparition d’une présentatrice voilée sur les écrans de la télé
publique, ainsi que le bannissement de l’alcool sur les vols domestiques, la
séparation des filles et des garçons dans certaines écoles. « Ce qui
est alarmant, c’est la manière avec laquelle ils mettent en place un si grand
nombre de leurs adeptes dans toutes sortes de positions tant et si bien que
s’ils perdent les prochaines élections, ils continueront à contrôler une grande
partie de l’administration égyptienne », dit Abd-Rabbo.
L’ancien conseiller du président et
professeur de sciences politiques, Seif Abdel-Fattah, estime que ce qui s’est
passé est « une relève » entre le PND (parti de Moubarak) et
le parti de Morsi. Dans une rencontre à huis clos qui a réuni récemment les
deux écrivains Hassanein Heikal et Fahmi Howeidi, l’un plutôt laïc et le second
islamiste, tous deux se sont accordés sur « l’étatisation des
Frères » et non la « frérisation de l’Etat ».
En revenant sur les projets de loi
qu’ils ont présentés lorsqu’ils étaient seulement députés l’an dernier et
aujourd’hui alors qu’ils sont au pouvoir, on se rend compte qu’ils ont adopté
les mêmes politiques que l’ancien régime, avec une approche sécuritaire. « L’Etat
et la bureaucratie égyptienne sont plus lourds », disait Heikal. Le
célèbre écrivain et ancien conseiller du président Nasser n’ignore pas cette
couleur « Frère » de la toute récente Constitution.
« Il s’agit sans doute d’une
nouvelle version de la commission des politiques du PND », dit
l’avocat et ancien candidat à la présidence, Khaled Ali. Une figure qui
remplace une autre, mais rien ne semble avoir changé.
Samar Al Gamal
Al Ahram Hebdo, le 27 février 2013