Manifestation monstre au Caire, réclamant la chute du Président Morsi,
à la veille du putsch de l'armée
Après la répression des manifestations des partisans
du président destitué Mohamed Morsi, qui a fait plus de 600 morts, et
l'instauration par l'armée de l'état d'urgence, la situation égyptienne est
plus instable que jamais
La situation s’est considérablement dégradée le 14
août en Egypte suite à l’intervention des forces de sécurité sur deux places du
Caire pour évacuer des sit-in menés par des partisans de l’ex-président Mohamed
Morsi qui duraient depuis plus d’un mois. La situation est loin d’être aussi
claire que certains observateurs le laissent entendre.
En fait, il
s'agit de la fuite en avant de deux parties qui sont aujourd’hui lancées dans
des affrontements qui risquent de se transformer en une véritable guerre civile.
D'un
côté il y a les Frères musulmans (soutenus par le Qatar, la Turquie et quelques
autres) qui n'ont plus rien à perdre puisque, depuis leur éviction du pouvoir,
ils risquent de disparaître politiquement et de replonger des les années noires
du passé. Leurs points forts sont une bonne organisation qui quadrille le
terrain sur l’ensemble du territoire égyptien, des activistes nombreux et
déterminés car embrigadés depuis des années et des moyens financiers encore
très conséquents. Ces derniers leur permettent de voir venir les mois à venir
sans souci de ressources. Un des principaux chefs encore en liberté est Mohamed
el Beltagui dont une des filles aurait trouvé la mort par balles durant les
affrontements du Caire.
De l'autre côté, l'armée du
général Abdul Fattah el Sisi et la partie «laïque» de la population (il
convient de compter les minorités religieuses parmi les «laïques»: les coptes,
les chiites, etc.) ne peuvent plus revenir en arrière si elles ne veulent pas
un scénario à «l'Iranienne» avec l'établissement d'une théocratie -mais cette
fois dominée par les Frères musulmans.
Les généraux au pouvoir
savent que désormais, leur salut -et sans doute leur vie-, ne tient plus qu’à
leur «victoire». L’armée est soutenue discrètement par l'Arabie saoudite et les
Emirats arabes unis qui, en dehors du fait d’être ravis de damer le pion au
Qatar qui est jugé trop actif sur la scène proche orientale, craignent pour
leur propre gouvernance. Mais ce soutien peut très bien s'arrêter à tout moment
en fonction de l'évolution de la situation. A noter que de nombreux responsables politiques et religieux (1) égyptiens ont pris leurs distances avec l’armée ne
voulant pas que leur réputation soit entachée par le bain de violence qui a
débuté le 14 août.
Viennent se greffer à cela
les salafistes (en partie représenté par le parti "Al Nour") qui sont
plus extrémistes (religieusement parlant) que les Frères musulmans. Dans un
premier temps, ils ont soutenu l'armée car leurs ennemis principaux au sein des
populations égyptiennes qui sont majoritairement pieuses, sont les Frères
musulmans. Ils sont embarrassés en ce moment, attendant de voir vers où le vent
va tourner pour déterminer leur attitude à venir.
Autre composante à prendre en
compte, les salifistes-jihadistes plus ou moins liés à Al-Qaida, très présents
dans le Sinaï. Leurs deux adversaires sont Israël et l'armée égyptienne. Il est
probable qu'ils vont profiter des désordres actuels pour renforcer leurs
positions sur le terrain, pour recruter de nouveaux activistes, etc. Déjà, les
déclarations de certains de leurs adeptes sont sans équivoques: appel au jihad,
demande d’envoi de combattants internationalistes pour «défendre» les sunnites,
etc. L’ennemi est clairement désigné: les «chrétiens
et sécularistes, l’armée, la police et les soldats du Pharaon et derrière eux,
les forces juives et les croisées».
Fort logiquement, la
communauté internationale «condamne» les violences et souvent demande d’arrêter
la répression. Encore faudrait-il bien analyser la situation. Qui en est à
l'origine? Les Frères musulmans qui ont manifesté illégalement et qui ont été prévenus
par les forces de l’ordre trois jours avant l'assaut (sans compter qu'ils ont
tué une quarantaine des membres des forces de l'ordre) ou les forces de
sécurité qui ont eu la main très lourde mais qui n'avaient peut-être pas le choix face aux provocations (2)? Certains intellectuels dans le monde arabo-musulman
-certes non majoritaires- affirment que face à l’islam radical, le peuple est
en état de «légitime défense».
Bien sûr, tout cela est
abondamment filmé et passe sur Al Jazzera -la télévision bien connue du Qatar-
qui est reprise en boucle par les autres chaînes télévisuelles. La guerre de la
propagande va désormais faire rage comme cela a été le cas lors du début des
évènements dramatiques de Syrie.
Désormais, un scénario à
«l'algérienne» est tout à fait envisageable. En 1992, les élections qui
devaient amener le «Front Islamique du Salut» (FIS) au pouvoir avaient été
interrompues par l’armée. Le pays avait alors plongé dans une guerre civile
dont des braises sont encore présentes aujourd’hui. Déjà, les Frères musulmans
ont déclenché des troubles dans l’ensemble de l’Egypte. Les forces de sécurité
sont dans l’impossibilité matérielle d’y faire face. Tout va dépendre des
soutiens qu’elles vont pouvoir recevoir de l’extérieur.
Quant aux Frères musulmans,
vont-ils faire alliance avec les salafistes-jihadistes? C’est pour le moment
une possibilité qui est envisageable localement dans un but tactique. Les
conséquences pour la région, et même pour le monde, sont aujourd’hui
incalculables tant les incertitudes sont profondes.
- Le canal de Suez va-t-il
pouvoir continuer à fonctionner normalement avec les répercutions envisageables
en cas de fermeture, soit du fait des insurgés, soit d’actes terroristes?
- Quel va être le sort des
minorités égyptiennes alors que des premières églises ont été incendiées?
- Quelles sont les menaces
qui pèsent sur les expatriés et les voyageurs étrangers présents en Egypte?
- Que va-t-il se passer dans
la zone de la bande de Gaza, le Hamas étant hostile au nouveau pouvoir en place
au Caire?
- En cas de troubles dans le
Sinaï, quelle va être la réaction d’Israël?
- Quelles vont être les
répercutions en Israël?
- Quelles vont être les
conséquences en Jordanie?
- Quelles vont être les
réactions -en dehors des discours diplomatiques convenus- de Moscou, de
Washington, d’Alger, de Téhéran (sachant que la minorité chiite égyptienne
risque d’être pourchassée par les salafistes-jihadistes comme les chrétiens),
de Beyrouth, etc.?
Alain Rodier
Slate.fr, 15 août
2013(1) Dont Mohamed ElBaradei, le vice-président et le cheikh Ahmad el Tayeb, le grand imam d’Al Azhar.
(2) Qui comprenaient des tirs nourris à l’arme de guerre (il est toujours difficile de dire qui a ouvert le feu le premier mais il est sûr que certains manifestants «pacifiques» étaient dotés d’armes à feu) et l’emploi de véhicules bélier