Depuis une vingtaine d'années, des bouleversements remarquables ont lieu dans le champ de la théologie et des interprétations de l'islam.
Ces nouveaux courants réformateurs contemporains,
progressistes et inclusifs, ont, contrairement au wahhabisme, promu l'égalité
des sexes et pris en charge les questions liées à la sexualité, à
l'homosexualité et à la transidentité.
Ces nouvelles mobilisations ouvrent la voie à un
réformisme contemporain et à une transformation du religieux.
Il s'agit en premier lieu du féminisme islamique,
apparu d'abord en Iran, puis comme un mouvement intellectuel d'exégèse
religieuse, défendant l'égalité des sexes.
Si ces théologiennes travaillent le Coran, la
tradition du Prophète et le droit musulman, elles s'appuient en dernière
instance sur l'exégèse critique qu'elles font du Coran.
L'une d'entre elles, Ziba Mir-Hosseini, une sociologue
enseignant à Londres, a ainsi rappelé la nécessaire distinction entre la charia
(la voie de Dieu révélée au Prophète dans le Coran) et le fiqh (les
efforts humains pour traduire ce chemin en dispositions juridiques).
Ce dernier est au fondement des diverses législations
dans les pays arabes et musulmans concernant le statut de la personne, à
l'exception de la Turquie, qui a adopté, en 1926, un code civil séculier
inspiré du code suisse.
Production de la norme religieuse
Ce retour des féministes à la primauté
"absolue" du Coran a remis en cause les écoles de droit islamique
selon une voie déjà tracée par le réformisme, tel qu'il fut amorcé par Mohamed
Abduh, un penseur du tournant du XXe siècle.
Ces nouvelles exégèses ont aussi contesté l'autorité
des institutions établies et la question du consensus des savants dans la
production de la norme religieuse.
Un des effets de la réislamisation des sociétés depuis
les années 1970 a été la prolifération d'autorités productrices de savoirs religieux
se livrant à une concurrence vive.
Cette prolifération a favorisé l'émergence de
théologiennes féministes qui se sont engagées dans une compétition
intellectuelle pour créer de nouveaux points d'appui religieux, et récemment
des interprétations gayfriendly du Coran.
Toutes sont dans une démarche d'appropriation des
sources de l'islam, qui témoigne d'une individualisation du rapport au
religieux, selon l'idée forte : "L'islam, c'est nous."
Loin d'être univoques, les individualités et réseaux
féministes islamiques dialoguent par le biais d'Internet sans constituer un
mouvement global unifié.
Certaines sont d'abord des femmes pieuses. D'autres
sont féministes et croyantes, et d'aucunes agissent au nom de la citoyenneté et
de la démocratie. Elles refusent d'être discriminées au sein de leur religion
et se réservent le droit de récuser des interprétations inégalitaires de
l'islam qui sont au fondement des lois sur le statut personnel.
Transition post-"Printemps arabes"
C'est la position de la Malaisienne Zainah Anwar,
fondatrice d'un groupe pionnier du féminisme islamique, Sisters in Islam, en
1988. Un positionnement qui se diffuse dans les contextes de transition
post-"printemps arabes" par le biais de débats sur la manière dont
pourraient être utilisées les ressources du féminisme islamique.
Depuis les années 2000, le féminisme islamique est
entré dans une seconde phase. D'un côté, cette herméneutique est devenue plus
radicale, se fondant sur l'esprit du Coran, des conditions actuelles des
relations sociales et des compréhensions contemporaines de la justice et de
l'égalité.
Ce qui a conduit Amina Wadud, Afro-Américaine
convertie à l'islam, dans son second ouvrage Inside the Gender Jihad:
Women's Reform in Islam (Oneworld Publications 2006), à réfuter la
polygamie ou la violence de l'homme vis-à-vis de son épouse mentionnées dans le
Coran.
De l'autre, ces interprétations se diffusent. Un
mouvement transnational visant à disséminer les apports de ces exégèses
féministes s'est tissé.
De nouveaux réseaux ont vu le jour, tels que le
mouvement global demandant l'égalité des droits au sein de la famille (Musawah),
le comité consultatif transnational des intellectuelles et théologiennes
(Global Women's Shura Council) ou encore les conférences présentées par
l'organisation citoyenne des musulmans espagnols (la Junta islamica) à
Barcelone.
De l'intérieur des pays, des féministes islamiques se
fraient un chemin au sein d'institutions existantes.
Au Maroc, Asma Lamrabet, qui préside le Groupe international
d'étude et de réflexion sur la femme en islam (Gierfi), l'a associé en 2008 à
une institution religieuse influente du Maroc, la Rabita Mohammedia des
oulémas.
En Turquie, le travail de relecture des hadiths de la
théologienne Hidayet Tuksal a été intégré dans un vaste chantier gouvernemental
visant à retirer les hadiths [propos attribué au Prophète et non retenu dans le
Coran] misogynes des publications du ministère des affaires religieuses, qui
supervise les mosquées du pays.
En Indonésie , ce sont des théologiennes, surtout
issues de famille d'oulémas qui, depuis vingt ans, se sont engagées dans une
relecture féministe des textes religieux.
Stéphanie Latte Abdallah, chercheuse au CNRS ;
Ludovic
Mohamed Lotfi Zahed, doctorant à l'EHESS
Le Monde, 18 février 2013