La réforme de l’islam étant actuellement impossible dans les pays musulmans, ce qui se passe en France, à travers la charte des imams, peut offrir un modèle « universel » et une chance pour cette religion de se libérer des conservatismes, estime, dans une tribune au « Monde », l’écrivain Kamel Daoud.
Tribune. Le protestantisme est né en Allemagne, pas au Vatican. Et si la très attendue réforme de l’islam venait de France et non des pays musulmans ? L’Hexagone a tout pour inventer l’avenir de cette confession : une communauté musulmane importante, une crise profonde des identités en confrontation, le martyre causé par le terrorisme, un statut de cible de l’internationale des radicaux et un Etat qui veut sortir de la culpabilité et de l’amnésie coloniale.
En face, la réforme de l’islam s’avère impossible dans les pays musulmans à cause du manque de liberté, de soutien et de sécurité pour les progressistes et les penseurs divers. Ce qui se passe en France est donc une chance pour cette religion. Bien que la naissance laborieuse du Conseil des imams français paraisse secondaire dans le contexte des crises sanitaire et économique actuelles, cela n’enlève rien à l’enjeu.
Si un islam français et républicain, entre pressions et négociations, est enfin rendu possible, la France n’en sera pas l’unique bénéficiaire. Tous les pays où cette question constitue un enjeu pourront s’en inspirer. L’islam français ne sera pas seulement français. Il sera, comme la Révolution, une possibilité « universelle », une solution envisageable pour tous, un cas d’école. Au risque d’être accusé d’exagération, on peut tout de même l’affirmer.
La preuve ? Il faut vivre dans un pays musulman et lire, assis chez soi, à l’ombre des orthodoxies sévères et des lois punissant l’apostasie, les bribes publiées sur la future charte des imams.
Respect de la République
Les représentants de l’islam de France y affirment leur volonté, au moins formelle, de veiller à ce que cette religion respecte la République, la force et l’esprit de ses lois, l’égalité hommes-femmes, le droit à l’altérité et à la différence. Il s’agit là d’une formulation osée, loin de ce qu’on désigne comme « l’islam des territoires et des caves », à l’opposé de l’islam figé par les radicalités et les conservatismes dans beaucoup de pays musulmans.
Cette « compatibilité », j’en rêverais pour le pays où je vis : voir cette religion accorder la primauté à l’humain et non au divin, voir enfin ses « élites » se faire les avocats de la liberté de conscience et non d’un califat fantasmé, démontrer aux miens qu’il est possible de vivre sa foi sans tuer le droit à la différence ou supprimer des vies.
Anecdotique, coupée des réalités, inefficace sur le terrain : sur la charte des imams, on peut certes multiplier les réserves à l’envi. Il n’en reste pas moins vrai que « c’est dit » et que cette déclaration de bonne volonté, si elle ne change pas le monde, permet au moins de voir qui se range du côté de la République et qui se range contre elle.
Si la France réussit à mener à bien la réforme, les penseurs libéraux du « Sud », aujourd’hui isolés et menacés, se sentiront beaucoup moins seuls. Un modèle pourra être proposé pour illustrer la possibilité d’un islam sans guerre sainte ni décapitations, sans arnaques victimaires ni délires de reconquête.
Attaques des décoloniaux
Des imams soumis à la loi française ? Il faut d’ores et déjà s’attendre à trois attaques. Celle des décoloniaux en général, car il est « interdit » de décoloniser l’islam, de le dissocier de la mémoire culpabilisante de la colonisation – et de la rente qu’elle assure. Vieille antienne que celle de présenter l’islam comme la propriété des victimes de la colonisation et de dénier par conséquent toute possibilité de réflexion sous peine d’être accusé d’agression, d’islamophobie ou d’intelligence avec l’ennemi colonisateur.
Dans la perpétuelle guéguerre entre les différentes factions de l’islam français, chacune sous l’emprise d’un pays décolonisé, les tentatives opérées depuis Alger, Rabat ou Tunis pour garder des leviers d’influence ne sont pas les seules choses à craindre. Il y a aussi cet a priori que l’islam est la religion des victimes de la colonisation. Un islam de France ne peut naître si on ne coupe pas ce lien. Il faut donc replacer la religion musulmane dans son universalité, pour permettre à ses croyants de vivre leur foi sans en faire une collection de stigmates.
Viendra ensuite l’attaque de ceux qui nourrissent l’idée que l’islam est une religion « externe » à la France, contraire à la francité. Un a priori qui met à mal l’intégration, en assignant les musulmans à leur statut d’étrangers : l’islam n’est pas français, vous ne l’êtes donc pas et ne le serez jamais.
Faire oublier le présent
Restent enfin les attaques des pays tiers – Etats embusqués, comme la Turquie d’Erdogan, les principautés du Golfe ou les pays du Maghreb qui exacerbent la mémoire pour faire oublier le présent. Car un islam français et républicain empêchera le califat d’Istanbul de donner libre cours à sa vocation expansionniste, et le privera d’un ennemi idéal pour étayer sa théorie de la persécution universelle des musulmans.
Pour ces raisons et pour d’autres, il faut imposer ce Conseil des imams, cette « réforme » – fût-elle lointaine et bureaucratique –, favoriser la naissance de ce clergé autochtone et défendre la primauté de la République sur les cultes. Il faut « libérer » l’islam, paradoxalement, de ceux qui veulent le soumettre à leurs désirs, à leurs mémoires, à leurs blessures ou à leurs calculs.
Au « Sud », cela nous aidera à libérer cette religion de ceux qui l’ont « privatisée » et à prouver qu’il est possible de la vivre sans risquer les tribunaux pour hérétiques, traîtres et espions à la solde de la colonisation. La France, pour en avoir souffert, peut aujourd’hui offrir au « Sud » musulman, comme aux pays de l’Occident confrontés à ces questions, la solution la plus pertinente. Un coup de balai dans les temples trop chargés de reliques, de faux pauvres, de rentiers de la mémoire et de sournois prêcheurs de haine.
Car si l’islam est déclaré compatible au « Nord », une solution est possible au « Sud ». Faute de mieux, on peut se permettre d’être enthousiaste, sans pour autant fermer les yeux sur les difficultés.
Kamel Daoud,
Le Monde, 29 janvier 2021