La remise en marche entre l’Iran et les Etats-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire est un chemin parsemé de mines, explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. La petite pendule du nucléaire iranien s’est remise en marche. Tic, tac. La zone des dangers se rapproche. La République islamique a fixé le calendrier. A compter de ce début février, l’Iran produit de l’uranium enrichi à 20 % – niveau qui permet d’aller vite vers le nucléaire militaire. Entre le « Guide » Ali Khamenei et Joe Biden, le nouveau président américain, s’engage une négociation de bazar : qui fera le premier pas vers l’apaisement ?
Une fois n’est pas coutume, Téhéran s’en tient à une ligne simple. En 2018, Donald Trump a sorti les Etats-Unis de l’accord international conclu à Vienne, le 14 juillet 2015, avec l’Iran. Entériné par l’ONU, ce document encadrait strictement le programme nucléaire de la République islamique, qui obtenait en contrepartie la levée de sanctions traumatisantes pour son économie. Les Iraniens ont respecté les termes de l’accord. En reniant la signature de Washington, disent-ils, Trump a libéré leur pays de ses engagements.
La nouvelle « ligne nucléaire » de Téhéran est dangereuse. A Natanz, le grand site de traitement de l’uranium, dans le centre de l’Iran, de nouvelles cascades de centrifugeuses ont été mises en route, comme on dit dans le poétique jargon du nucléaire. Avec un premier résultat : le stock iranien d’uranium enrichi – à 3,7 %, selon la norme de Vienne – est, en volume, déjà douze fois supérieur à la limite fixée par l’accord de 2015. La course au nucléaire militaire est relancée. Comment l’arrêter ?
Les deux parties ont donné leurs positions de départ. « Si l’Iran revient à une stricte application » des dispositions de l’accord de Vienne, « les Etats-Unis y retourneront », a expliqué Biden, « comme un premier pas pour d’autres négociations » et ils lèveront les « sanctions Trump ». Khamenei lui a répondu en substance : l’Iran est prêt à observer à nouveau l’accord de Vienne à condition que Washington en redevienne partie et annule les sanctions prises par le prédécesseur de Biden.
Une conception large de l’accord
Par la voix de son ministre des affaires étrangères, Javad Zarif, l’Iran a sollicité une médiation européenne. Mission : synchroniser les positions de départ des Américains et de l’Iran. A Washington, où l’on n’est pas enthousiaste pour la proposition Zarif, le dossier iranien a été confié au talentueux Robert Malley, un ancien de l’équipe Obama. La reprise des négociations suppose que Biden et Khamenei parlent bien du même sujet. Rien n’est moins sûr.
Biden semble défendre une conception large de l’accord de Vienne. Washington est disposé à y revenir si ce retour ouvre une autre conversation – sur l’expansionnisme arabe de la République islamique et sur son arsenal de missiles balistiques. Khamenei a, lui, une approche très limitée du document conclu par l’Iran à Vienne – avec les Etats-Unis, les Britanniques, les Chinois, les Français, les Russes (membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) et l’Allemagne.
Pour le Guide, c’est un accord de non-prolifération nucléaire et c’est tout. Rien à voir avec le stock de missiles de l’Iran et encore moins avec l’emprise politico-militaire que la République islamique exerce sur le Liban, la Syrie et l’Irak. De ces deux sujets, Khamenei n’entend pas discuter, parce qu’ils sont au cœur des intérêts, matériels et idéologiques, du groupe prépondérant au sein du pouvoir iranien.
Promoteur de l’accord de Vienne, Barack Obama s’est trompé sur sa portée. Il espérait une ouverture économique iranienne, il y voyait le début d’une possible reprise du dialogue, interrompu depuis plus de quarante ans, entre Washington et Téhéran – le moyen, escomptait Obama, de parler des guerres de Syrie et, à terme, de sortir la région de l’affrontement entre Iraniens et Saoudiens. C’était sans doute aussi l’espoir du président Hassan Rohani et de son ministre Zarif, mais c’était compter sans le numéro un de la République islamique, Khamenei.
Dogme théologique
Celui-ci voulait bien de l’ouverture avec les Européens, mais bannissait à l’avance tout contact avec le plus toxique des Occidentaux, le Grand Satan. Les malheureux hommes d’affaires américano-libanais ou américano-iraniens qui, au lendemain de l’accord de Vienne, se sont rendus en Iran ont immédiatement été accusés d’espionnage et jetés en prison. En République islamique, la « prise d’otage » fait partie des traditions « diplomatiques » au même titre que la rédaction d’un télégramme : une façon d’adresser un signal.
Obama sous-estimait l’une des composantes-clés – l’antiaméricanisme – du mélange de nationalisme et de chiisme révolutionnaire qui constitue le carburant idéologique de la République islamique. Chez Khamenei, l’antiaméricanisme relève du dogme théologique.
La remise en marche de l’accord de Vienne est un chemin parsemé de mines. Elle est souhaitée par Téhéran, pour des raisons économiques. Mais Israël et ses alliés du monde arabe sunnite s’y opposent. Le premier ministre Benyamin Nétanyahou veut le maintien de la politique de « pression maximum » sur l’Iran pratiquée par Trump et destinée à ébranler le régime de Téhéran. Les provocations n’ont pas manqué, de l’assassinat d’un des chefs militaires iraniens, Qassem Suleimani, à celui du patron du programme nucléaire de Téhéran, Mohsen Fakhrizadeh, en passant par les attaques dans le cyberespace.
Mais l’Iran s’est bien gardé de répliquer de façon intempestive. La République islamique n’est pas en position de force. Dans son arrière-cour arabe, elle est en difficulté, en Syrie, où elle est contestée par les Russes et attaquée par Israël, mais aussi en Irak, où l’Iran est de plus en plus impopulaire. A l’intérieur, économiquement affaiblie, elle tient par une sanglante répression. Pour rouvrir un dialogue, Malley et Zarif disposent d’un créneau – pas d’un boulevard. Mais quelle serait l’alternative ?
Alain Frachon
Le Monde, 4 février 2021