Sylvie Taussig
Le sujet de dimanche prochain sera
vraiment original, puisqu’il s’agit d’un mythe qui se répand de façon
inquiétante. Ce mythe ré écrit toute l’Histoire connue des Amériques - et en
particulier de l’Amérique Latine -, à partir d’affirmations sans preuves. Selon
ce mythe, la découverte du Nouveau Monde ne serait pas le fait de Christophe
Colomb mais de voyageurs arabes, ou turcs, ou africains et cela avant la
date de 1492. Les populations indigènes auraient donc été au contact de l’islam
bien avant l’imposition du Catholicisme par les conquistadors. Pour en parler,
j’aurai le plaisir de recevoir Sylvie Taussig. Je la connaissais par le
livre co-écrit avec Bernard Godard, « Les musulmans en France » (Editions
Robert Laffont) ; nous avions parlé de cet ouvrage, il y a une dizaine d’années
avec Bernard Godard. Sylvie Taussig est agrégée de lettres, et ancienne élève
de l’Ecole Normale Supérieure. Sa carrière universitaire, très riche, l’a
conduite à s’intéresser en particulier à la sociologie des religions, et en
particulier aux modes d’affirmation et de représentation de l’islam. Elle est
rattachée au Centre Jean Pépin du CNRS, et également associée à l’Institut
Français d’Etudes Andines, puisqu’elle vit actuellement au Pérou. Elle m’a fait
l’honneur de m’envoyer, avant publication, un article intitulé : « Le
mythe de l’islam précolombien. Acteurs, discours et enjeux », article qui
servira de trame à notre entretien.
Parmi les questions que je poserai
à Sylvie Taussig :
-
Dès les premières lignes de votre article, vous
dites que l’islam se définit dès le départ comme « la religion
naturelle » de l’Humanité, les autres récits étant vus comme écrits par
des « falsificateurs : est-ce que ce mythe particulier objet de votre
étude, ne s’appuie pas déjà sur un terrain théologique propice ?
-
Vous donnez une chronologie de la construction
de ce mythe d’un islam local ayant précédé Christophe Colomb. Vous dites que,
bien avant son développement récent, un universitaire allemand émigré aux
Etats-Unis avait émis cette hypothèse dans les années 1920 : est-ce que ce
fut un objet de débats à l’époque ? Vous datez de 1996 la reprise de ce
mythe : quels étaient les principaux propagateurs de ce discours ? Y
avait-il parmi eux de vrais historiens ?
-
Cette « alter histoire » ne recoupe pas
du tout la mémoire collective des populations indiennes. Pourtant, elle arrive peu
à peu à pénétrer les esprits. Vous citez comme vecteurs de diffusion les pages
Internet des communautés islamiques latino-américaines : faut-il
comprendre que ce mythe est considéré comme une réalité dans ces
communautés ?
-
Vous écrivez que cette alter histoire inventée
a deux buts : d’une part, dénoncer l’Histoire telle qu’on l’enseigne à
l’école, en la qualifiant « d’officielle » avec l’objectif « de
la décoloniser » ; et d’autre part, développer une identité
culturelle avec un sentiment d’appartenance commune et très ancienne, entre des
musulmans d’origines très diverses. Au final, quel est l’objectif ?
-
Pour les propagateurs de ces théories, ce sont
nous qui souffrons de « troubles de la mémoire historique », et il
faut « nous guérir ». Comment expliquez-vous la faiblesse de la
réponse des Universitaires et Historiens face à ce genre d’attaques ?
-
Sur un plan plus politique, on sait que
beaucoup d’États d’Amérique Latine se sont fortement rapprochés des pays
musulmans, y compris de l’Iran qui n’est pas arabe, et donc sont violemment
hostiles à Israël. Il y a aussi la mémoire négative vis-à-vis des conquérants
espagnols, et leurs massacres de masse, conversions forcées, etc. Avez-vous
constaté sur place ce sentiment d’identification entre « les damnés de la
terre » que seraient les indiens et les musulmans, ou bien est-ce marginal ?
-
Est-ce qu’on n’a pas eu aussi chez les Juifs, la
faiblesse d’accepter des « alter histoires » sans preuves réelles,
par exemple les dix tribus perdues dont les descendants seraient en Afrique ou
en Asie ?
Entre sourire et inquiétude, de tels délires interpellent. Le
succès, hélas, d’autres tentatives de ré écriture de l’Histoire comme la négation
de la Shoah doit nous inquiéter, et j’espère donc que vous serez nombreux à ce
premier rendez-vous de l’année de notre série !
J.C