Le
Général Jack Jacob en 2012, dans sa maison de New Delhi
(Ashish Sharma/ Open/
JTA)
C’est
une histoire magnifique.
Elle
paraît peu croyable en ces temps de guerre généralisée des cultures, des
civilisations et des religions. Et je sais gré au journaliste britannique Ben
Judah de l’avoir exhumée dans un article du Jewish Chronicle, paru au lendemain de la
visite en Israël du Premier ministre indien Narendra Modi.
Nous
sommes en décembre 1971.
La
partie orientale du Pakistan, distante de 1600 kilomètres de sa partie
occidentale, est en rébellion depuis mars.
Le
gouvernement central d’Islamabad, refusant la sécession de ce qui va devenir le
Bangladesh, s’est livré à une répression impitoyable dont nul ne sait,
aujourd’hui encore, près d’un demi-siècle après, si elle a fait 500.000 morts,
1million, 2, davantage.
Et
l’Inde décide, le 3 décembre, d’entrer à son tour dans le jeu, de s’ingérer,
comme on dirait aujourd’hui, dans les affaires intérieures de son voisin et
d’arrêter le bain de sang.
Les
combats sont terribles.
Les
Mukti Bahini, francs-tireurs bengalais, maintenant épaulés par les Indiens,
redoublent de vaillance.
Et
voilà qu’après treize jours de guerre, alors que New Delhi a fait le choix
stratégique d’une progression lente, continue, mais peu adaptée à ce pays sans
routes, coupé par d’immenses fleuves et des marais sans nombre, qu’est à
l’époque le Bangladesh, alors qu’aux abords de Dacca, la capitale, où les
Pakistanais se sont retranchés et ont massé 90.000 hommes, les Indiens n’en
alignent que 3.000 et ne peuvent envisager que les prémices d’un siège, un
officier supérieur indien prend un avion, se pose à Dacca sans en avertir ses
supérieurs, se présente devant le général Niazi, chef d’état-major de l’armée
ennemie, et réussit l’un des plus spectaculaires coups de bluff de l’histoire
militaire moderne: «vous avez 90.000 hommes; nous en avons beaucoup plus; sans
compter les Mukti Bahini, porteurs de la vengeance de leur peuple et qui ne
feront pas de quartier; vous n’avez, à partir de là, qu’un choix – continuer un
combat perdu ou accepter cette lettre de reddition rédigée de ma main et par
laquelle nous vous promettons une retraite dans l’honneur; vous avez une
demi-heure pour vous décider; je vais fumer une cigarette…»
Niazi,
tombant dans le piège, opte pour la seconde option. Trois mille soldats indiens
obtiennent, à la stupéfaction du monde, la reddition de 90.000 Pakistanais.
Des
dizaines, que dis-je? des centaines de milliers de vies, des deux côtés, ont
été ainsi épargnées.
Et
le Bangladesh est libre…
L’histoire
pourrait s’arrêter là.
Sauf
que le général, auteur de ce coup de maître et parrain, à ce titre, de ce
nouveau pays musulman qu’est désormais le Bangladesh, s’appelle Jack Jacob et
qu’il est juif.
Il
est né en 1924, à Calcutta, au sein d’une famille séfarade venue, deux siècles
plus tôt, de Bagdad et laissant derrière elle deux mille ans d’histoire.
En
1942, informé de l’extermination en cours des juifs d’Europe, il s’engage dans
l’armée anglaise en Irak, puis en Afrique du Nord, et se porte en Birmanie et à
Sumatra dans la lutte contre les Japonais.
Et,
resté sous les drapeaux après l’indépendance de l’Inde, en 1947, il est le seul
juif à monter dans la hiérarchie des grandeurs et servitudes militaires,
jusqu’à devenir, donc, chef d’état-major de l’armée de l’Est engageant, en ce
décembre 1971, l’offensive contre la soldatesque d’Islamabad.
Le
fait est que j’ai croisé cet homme, il y a quarante-six ans, alors qu’ayant
moi-même répondu à l’appel d’André Malraux pour la constitution d’une Brigade
internationale pour ce Bangladesh dans les limbes et martyr, je venais d’entrer
dans Dacca en compagnie d’une unité de Mukti Bahini.
Avec
Rafiq Hussain, fils aîné de la première famille bangladeshie à m’avoir
accueilli, après la libération de la ville, dans sa maison du quartier de Segun
Bagicha et devenu, depuis, un ami, nous l’avons vu, le 16 décembre, debout,
étrangement effacé, derrière son collègue, le général Jagit Singh Aurora, en
train de signer avec Niazi, à Race House, l’acte de reddition dont il était le
rédacteur.
Puis,
le lendemain, j’ai eu la chance de le revoir avec une poignée de journalistes
et de l’entendre parler de Malraux qu’il était en train de lire, de Yeats dont
il connaissait des vers par cœur, de sa double identité indienne et juive, de
Moshe Dayan qu’il vénérait, de la libération de Jérusalem qu’il tenait pour un exemple
d’art militaire – mais sans que, dans mon souvenir, il ait rien dit de ce
face-à-face si dramatique, et si intensément romanesque, où la guerre des
ascendants pesa mille fois plus lourd que celle des armées et où se joua, donc,
le destin du Bangladesh naissant.
Je
revois son œil malicieux.
Sa
silhouette un peu lourde, sans vraie prestance, quoique auréolée d’une autorité
sans réplique.
Et
sa manière, encore une fois, de rester en retrait, comme s’il était soucieux de
partager avec ses frères d’armes, les généraux Aurora et Manekshaw, le mérite
d’une audace dont je sais aujourd’hui qu’elle n’appartint qu’à lui.
Il
m’apparut, ce jour-là, comme le représentant d’une de ces tribus perdues qui
participent du génie d’Israël.
On
aurait dit un Kurtz de Kaifeng, Konkan, Malabar ou Gondar revenu du cœur des
ténèbres, et prêt à y retourner.
Ou,
mieux, un Lord Jim biblique, ou un capitaine Mac Whirr, définitivement sorti de
la zone des typhons et faisant alliance avec les coolies.
On
appelle Justes les hommes qui ont sauvé des juifs.
Comment
faut-il appeler un juif qui a sauvé, fait advenir et baptisé un peuple qui
n’était pas le sien ?
Bernard-Henri
Lévy
Blog de
Bernard-Henri Lévy, 7 août 2017