Pierre-André Taguieff
J’ai cru qu’il serait de bonne
méthode d’énoncer quelques thèses élémentaires sur l’islam dans ses rapports
avec l’islamisme et l’anti-islamisme.
Bien qu'il puisse paraître difficile, compte tenu de
l'intensité des affrontements intellectuels et politiques sur ces questions, de
se situer "au-dessus de la mêlée", j'ai cru qu'il serait de bonne
méthode d'énoncer quelques thèses élémentaires sur l'islam dans ses rapports
avec l'islamisme et l'anti-islamisme.
1° L'islam n'est pas l'islamisme, mais ce dernier n'est pas étranger à
l'islam. Il en constitue l'un des visages.
2° On ne peut réduire l'islam à ses textes fondateurs, ni les musulmans à des
représentants quelconques de la catégorie "islam". Un individu
musulman ne se réduit pas au fait d'être musulman, sauf, précisément, s'il est
l'adepte d'une forme d'islamisme.
3° Il y a des islams (sunnisme, chiisme, soufisme, etc.) et des islamismes
(salafistes ou wahhabites, Frères musulmans, jihadistes de diverses obédiences,
etc.). Parler de "l'islam" ou de "l'islamisme" est une
commodité de langage, qui donne prise à des interprétations essentialistes
naïves ou intéressées. Les islamistes, par-delà leurs différences ou leurs
querelles, se réfèrent cependant aux mêmes textes fondateurs et aux mêmes
exégèses jurisprudentielles que les musulmans non islamistes, d'où l'effet de
légitimité dont ils ont appris à jouer.
4° Un islamisme est le produit d'une politisation d'un islam, dont l'objectif
est de bouleverser et de refondre tout ordre social non musulman,
"faussement" ou "insuffisamment" musulman.
5° Tout islamisme a pour objectif d'instaurer un ordre politico-religieux
supposant l'établissement de la charia, impliquant le traitement des non
musulmans comme des êtres inférieurs (à rançonner ou soumettre à un impôt
spécial, ségréguer, discriminer, expulser ou combattre), l'obligation du port
du "voile" (niqab, burqa, etc.) pour les femmes, la ségrégation des
sexes et la normalisation du jihad individuel et collectif,
"offensif" et "défensif".
6° Les groupes islamistes visent à établir sur tel ou tel territoire un
émirat, une République ou un califat islamique, ce dernier pouvant s'élargir en
un empire islamique universel. Certains idéologues islamistes, s'inspirant du
léninisme, ont théorisé une stratégie de conquête par étapes, où l'on retrouve
ces divers objectifs.
7° Les islamistes mettent en œuvre diverses stratégies et recourent à
plusieurs méthodes, violentes ou "douces", pour mener à bien la
conquête du monde non musulman ou "l'islamisation" des sociétés non
musulmanes : prosélytisme, guerre culturelle et médiatique (campagnes
"contre l'islamophobie", instrumentalisations de la
"tolérance" ou des idéaux multiculturels, monopolisation de
l'antiracisme), refus des lois et des traditions des pays d'accueil, pressions
exercées sur les acteurs politiques, intimidations recourant à l'arme juridique,
menaces contre des personnalités hostiles à l'islamisme, actions terroristes
accompagnées de mises en spectacle conçues comme des actes de propagande.
8° Les islams politiques sont tous producteurs d'hétérophobies ou de formes
culturelles de racisme, qu'on peut décrire comme des néo-racismes. Les deux
principales, fondamentalement liées, sont l'hespérophobie, ou la haine
idéologisée de l'Occident, et la judéophobie, qui mêle antisionisme radical,
israélophobie et conspirationnisme antijuif. La judéophobie mondiale
contemporaine est principalement alimentée par les islamismes. Il en va de même
pour l'anti-occidentalisme inconditionnel, théorisé naguère par Sayyid Qutb.
9° Les politisations de l'islam, qui prennent souvent la forme de
"fondamentalismes révolutionnaires", sont incompatibles avec les
sociétés démocratiques libérales/pluralistes.
10° Le rejet de l'islamisme dérive à la fois du spectacle
répulsif offert par le terrorisme jihadiste, qui fait des victimes
quotidiennement partout dans le monde, et du refus de vivre dans des dictatures
autoritaires ou totalitaires de type théocratique.
11° L'anti-islamisme n'a rien à voir avec ce qu'on
appelle improprement l'"islamophobie", catégorie d'amalgame qui
confond la critique intellectuelle des dogmes ou des pratiques d'une religion
(l'islam, sous telle ou telle forme), la critique politique et morale de
l'islamisme (jihadiste ou non) et l'appel à la haine ou à la violence contre
les musulmans en tant que tels.
12° Les islamistes ont intérêt à faire croire que les
anti-islamistes sont "islamophobes", qu'ils seraient donc des
"racistes" anti-musulmans, et, plus largement, que tout examen
critique de l'islam ou du monde musulman exprime une "islamophobie"
plus ou moins dissimulée. En règle générale, ceux qui sous-estiment la menace
islamiste sont aussi ceux qui dénoncent "l'islamophobie" avec le plus
de véhémence.
13° L'anti-islamisme (qu'on pourrait désigner par le
néologisme "islamismophobie") est une réaction de défense légitime
des sociétés démocratiques/pluralistes.
14° Les musulmans non islamistes, a fortiori ceux qui
s'élèvent publiquement contre l'islamisme, sont diabolisés et menacés par les
islamistes. Il en va de même pour les musulmans qui ont une attitude critique
envers l'islam et appellent à une révision de certains dogmes ou à une libre
interprétation des textes de référence.
15° Les musulmans hostiles à l'islamisme sont les alliés
naturels des anti-islamistes non musulmans.
16° Les anti-islamistes, musulmans et non musulmans,
sont des combattants de la liberté. En France, ils se présentent le plus
souvent comme des défenseurs du principe de laïcité. C'est pourquoi ils sont la
cible principale des islamistes et de leurs alliés, et font en permanence
l'objet de campagnes de diffamation.
17° On peut voir dans ces débats convulsifs et fortement
médiatisés fondés sur des questions mal posées l'expression particulière d'une
guerre politico-culturelle planétaire, dont le premier caractère est sa
structure asymétrique. Celle-ci reproduit, sur le registre symbolique,
l'affrontement entre les armées régulières de divers États-nations et des
partisans fanatisés montant à l'assaut des vieilles civilisations.
Pierre-André Taguieff
Le Huffington Post, 4 mai 2017
Vient de paraître, L'Islamisme et nous. Penser
l'ennemi imprévu, Paris, CNRS Éditions, 2017. En librairie le 20 avril 2017.