Sonia Mabrouk
ENTRETIEN
- La journaliste enquête depuis des
mois sur un phénomène tabou : les enfants du djihad. Une plongée glaçante
où se mêlent la barbarie de l'Etat islamique, l'innocence des enfants et la
naïveté de notre société. Son roman devrait sortir au printemps. Elle dévoile
le fruit de ses travaux au Figaro
Le
jour, Sonia Mabrouk anime des émissions de télévision (CNews) ou de radio
(Europe 1) ; la nuit, à sa table de travail, elle écrit son journal. C'est
un rituel. Pas un soir sans prise de notes. Après le succès de son premier
essai Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion),
l'enfant de Tunis a choisi la forme romanesque pour aborder une tragédie
française, celle des «lionceaux», ces
enfants partis en Syrie avec leurs parents et qui
reviennent semaine après semaine sur notre territoire. Un sujet terrible
qu'elle aborde sans crainte avec la volonté farouche de dévoiler les vérités
même les plus désagréables. Cette journaliste qui parle clair ne craint pas
d'avancer par vent contraire. Elle a connu, de
polémique autour du burkini en une de Charlie Hebdo, les menaces de
l'islamosphère et les critiques de certaines féministes. Esprit
libre dans un univers de plus en plus standardisé, elle continue de croire que
la réalité, même la plus inquiétante, est le premier terrain du journaliste.
FIGARO
MAGAZINE. - Vous préparez un roman sur les enfants du djihad…
Sonia
MABROUK. - J'ai choisi d'écrire un roman pour
éviter de parler du haut de ce prétendu magistère médiatique. La fiction permet
beaucoup de choses. L'auteur se dégage pour laisser la place à son propos, pour
inciter à la réflexion sur l'Homme, sur la violence qui marque parfois à jamais
la mémoire de l'enfant. Le roman sur lequel je travaille est un roman
d'actualité, qui permet d'aborder une réalité augmentée. A travers mes
personnages, je peux aller très loin sur des situations extrêmement dures où se
mêlent des sentiments violents et contraires. Les enfants du djihad sont un
tabou, un impensé. Le simple fait de l'évoquer provoque la gêne, la crainte ou
la défiance. C'est pourtant une réalité qui concerne toute la communauté
nationale en France, mais aussi d'autres pays, comme la Tunisie. Il y a environ
460 Français mineurs qui sont nés ou ont vécu en Syrie.
Rien n'a été anticipé pour les accueillir,
les surveiller, les insérer dans la société. Actuellement, il y
a en France une cinquantaine d'enfants âgés de quelques mois à quelques années,
dont les parents sont majoritairement placés en détention ou ont été tués dans
la guerre contre Daech. Ces enfants sont français. Vous imaginez les questions
éthiques, politiques, judiciaires que leur retour soulève. Le phénomène est
inédit. Sans doute le point le plus sensible du malaise identitaire que révèle
l'engagement de jeunes Français contre leur propre pays.
Que
faire de ces enfants?
Trois
possibilités se présentent. La première: les familles d'accueil. Cette option
est insatisfaisante car elle peut mettre en danger toute la famille qui
accueille l'enfant libéré des griffes de Daech. La deuxième: un placement en
foyer. Quelques cas pratiques montrent que, très vite, l'enfant du djihad est
perçu comme un caïd dominant les autres. Troisième possibilité, plus rare: le
restituer aux grands-parents. Dans ce cas, il faut être sûr que cet
environnement familial n'est pas en lien avec l'islam radical. Le doute
subsiste toujours. C'est d'ailleurs perçu comme une injustice par les
grands-parents, mais aux yeux des services de renseignement, la famille élargie
fait partie du problème.
Il
n'y a donc pas de solution satisfaisante. Pour mon enquête, j'ai rencontré des
avocats, des familles, des grands-parents, des membres de la lutte
antiterroriste, des prêtres. Tous sont préoccupés par l'enjeu considérable que
représentent ceux que l'Etat islamique appelle «les lionceaux».
Le
terrible paradoxe dans lequel ces enfants sont enfermés est le suivant: ce sont des victimes
(ils n'ont pas choisi le combat de leurs parents). Malgré tout,
ils représentent une menace puisqu'ils ont été biberonnés au djihad et parfois
à l'hyperviolence.
Par
exemple?
J'ai
rencontré, chez un avocat, une grand-mère dont le fils est mort à Raqqa et dont
la petite-fille vit encore dans ce qu'il reste de territoire tenu par Daech.
Elle
m'a montré des photos de sa petite-fille. C'est une enfant de 4 ans
intégralement voilée, en burqa. Je lui ai demandé si elle avait gardé le
contact. Elle m'a répondu qu'elle l'avait parfois au téléphone. L'enfant n'a
qu'un seul mot à la bouche, soufflé par les adultes: «djihad, djihad, djihad».
Cette grand-mère se bat pour récupérer sa petite-fille. Elle ne cache pas son
inquiétude. Elle m'a confié: «Si on ne fait rien, c'est une bombe à
retardement.» Une partie de ces enfants a connu de près la «mythologie du
djihad», l'incitation au martyre les poursuivra sans doute et, malheureusement,
il y a des relais en France sur internet ou dans certains groupes radicaux pour
entretenir cette mythologie.
Les
services secrets sont sur les dents?
Ils
font leur travail: ils sont dans l'anticipation. Cela fait longtemps qu'ils ont
alerté les pouvoirs publics. Ils sont aussi dans une forme de schizophrénie,
considérant ces lionceaux comme des enfants, mais aussi comme une menace pour
la communauté nationale. Ils savent comment gérer un «revenant» adulte.
C'est une autre affaire avec un gamin qui n'a pas choisi de naître au milieu de
cette idéologie.
Faut-il
déradicaliser?
La déradicalisation est
un leurre. Les centres que l'on a ouverts
et fermés en ont été la preuve. Le seul bénéfice a concerné les
«déradicalisateurs», qui ont profité de cette aubaine pour trouver une raison
sociale et parfois des revenus lucratifs. Mon inquiétude est qu'il se passe la
même chose avec les lionceaux, que l'on voie une génération spontanée de
spécialistes de l'enfance venir expliquer ce qu'il faut faire pour les mêmes
résultats que les centres de déradicalisation. Nous aurons le choix entre les
escrocs et les amateurs. Ces «sachants» ne sauront pas répondre à la question
centrale: les lionceaux doivent-ils être traités comme des enfants soldats ou
comme des enfants endoctrinés imbibés d'une idéologie mortifère?
Les
services sociaux sont désemparés…
Les
services d'aide à la protection de l'enfance ne peuvent pas tout gérer. Le
président de la République a récemment demandé un grand plan sur le sujet. Il y
a une prise de conscience. La partie sera rude. Un prêtre, qui s'occupe des
enfants yézidis, et qui a eu affaire à certains lionceaux, confie qu'une part
d'entre eux sera très difficilement réinsérable. Autre exemple éloquent: j'ai
vu un père qui souhaite récupérer ses enfants partis en Syrie avec leur mère.
Il est désespéré. Mais pour les services sociaux, ces parents font partie du
problème. Ils ne sont pas considérés comme victimes. Pourquoi ont-ils laissé
leurs enfants partir? se demandent nos forces de sécurité. C'est un nœud où se
mêlent l'islamisme radical, la force du clan, l'omerta, et beaucoup de
souffrance. Personne ne veut trancher.
Que
nous révèle ce tabou?
Le
déni dans lequel nous sommes plongés sur cette question de l'islamisme radical
et du terrorisme. On ne veut pas voir une réalité criante. Notre société du
pathos ne veut pas choquer parce qu'il s'agit d'enfants, donc d'innocents, et
préfère noyer le poisson. Il faut ouvrir les yeux sur ce terrible défi. La
vraie interrogation se résume en une formule: «Djihadiste un jour, djihadiste
toujours?» Est-ce vrai ou faux? La question se pose malheureusement pour ces
enfants qui ont toute une vie devant eux.
Soixante
ou soixante-dix ans. Ils ne sont même pas comme les enfants du IIIe Reich
en 1945, puisque ces derniers grandissaient sans possibilité de renaissance du
nazisme. Le régime était mort et enterré. Le terrorisme islamique, lui, ne
cesse de muter, et il y a en France des quartiers, des groupes radicaux, où ce
combat est considéré comme glorieux. Même si leurs parents ont pris part à une
lutte criminelle et barbare, ils peuvent vivre hantés par la revanche.
Souvenez-vous du poème de Victor Hugo sur l'enfant grec après le passage de
Turcs qui ont tout détruit. «Que veux-tu? fleur, beau fruit, ou l'oiseau
merveilleux?» lui demande-t-on. Et l'enfant de répondre: «Je veux de la poudre
et des balles.» Comment ne pas envisager ce désir de vengeance? La question est
légitime. Malgré tout, on ne peut pas les condamner à vie parce qu'ils sont nés
ou ont grandi en Syrie !
La
société a-t-elle commis une faute pour en arriver là?
L'explication
sociale ne tient pas la route. Les parents de ces enfants ne vivent pas tous,
comme on veut bien nous le faire croire, dans la pauvreté et l'exclusion. Il
faut définitivement sortir de cette culture de l'excuse si l'on veut affronter
avec justesse cette situation extraordinairement sensible. Regarder la réalité
en face, même terrible, même tragique.
Il y a
six mois, vous avez publié Le monde ne tourne pas rond, ma petite-fille qui a
rencontré un grand succès. Depuis, les livres de femmes confrontées à l'islam
se multiplient. Comment expliquer ce phénomène?
Au
départ, je devais écrire un essai évoquant les sujets qui traversent le livre:
la condition des femmes en terre d'Islam, le regard croisé des deux rives de la
Méditerranée, la menace terroriste. J'ai choisi une autre forme: celle du
dialogue avec ma grand-mère. J'ai réalisé qu'elle avait sans doute plus de
choses à dire qu'une journaliste qui s'essaierait à aborder des questions aussi
graves. L'accueil qu'a reçu mon livre a confirmé cette intuition: nous croyons
exercer une forme de magistère, mais sur les thèmes qui hantent l'inconscient
collectif, notre premier devoir n'est pas de prendre la parole, mais de la
donner à ceux qui parleront en vérité, sans les précautions oratoires et les
tics médiatiques propres à notre profession.
Si
ce livre a eu un impact, c'est par la parole de ma grand-mère qui, en Tunisie,
ou tout au moins dans son quartier, est devenue un personnage. C'est l'une de
mes grandes fiertés. Sa parole a plus de force que la mienne. En ce sens, l'ouvrage de Leïla
Slimani (Sexe et
mensonges. La vie sexuelle au Maroc , Les Arènes) est un
modèle parce qu'il ne se contente pas d'accumuler les
considérations de l'auteur, mais il fait parler celles qui sont concernées au
premier chef par la question de la sexualité au Maroc. L'expression d'une
expérience vécue, d'une perception réelle donne une force inégalable au texte.
En ce qui concerne mon livre, ma grand-mère en est vraiment la figure centrale.
Dans Le Premier Homme, Albert Camus veut donner la parole
aux «siens». Très modestement, à ma toute petite mesure, j'ai voulu faire de
même. Ma grand-mère ne donne pas de leçons, elle expose ce qu'elle voit, et c'est
cette simplicité d'évocation et de propos qui a rencontré un très fort écho.
Les lecteurs sont las qu'on leur fasse la leçon. Nous ne sommes pas des clercs:
quelle est notre légitimité pour leur prêcher le bien et le mal?
La
parole des journalistes est dévitalisée?
Elle
est malheureusement trop souvent standardisée. Nous avons le réflexe de nous
engager dans tel ou tel combat, mais notre rôle est plus profond, il nous rend
responsables des sujets que nous avons choisi d'aborder.
Il
faut décrire ce que l'on voit, ce que l'on découvre, mais il nous faut aussi
être les porte-voix de ceux que l'on n'entend pas, ceux qui n'ont ni micro ni
tribune. Le prisme médiatique est souvent réducteur. C'est ce qui explique la
défiance importante de l'opinion publique vis-à-vis des médias.
Les
femmes sont en première ligne face à l'islam radical?
Ce sont des femmes, en
effet, qui abordent ces sujets sensibles parce que nous sommes les premières à
les ressentir dans notre chair. Si nos parcours peuvent nous
éloigner de ces problèmes, nous les avons vécus et nous connaissons celles qui
les vivent encore. Nous avons une lourde responsabilité et nous rencontrons
plus souvent des détracteurs que des soutiens. De nombreux mouvements
soi-disant féministes restent indifférents à ces combats. Certains se sont même
montrés hostiles au nom de l'intersectionnalité, l'idée que toutes les victimes
doivent se rejoindre. Nos combats ne correspondent pas à leur grille de lecture
du monde, où l'Occident est coupable et l'immigré, forcément victime. Mais
disons que c'est mieux ainsi. Elles poursuivent leur combat, nous menons le
nôtre.
Vincent Tremolet de
Villers
Le Figaro, 22 septembre 2017
Le Figaro, 22 septembre 2017