Femmes manifestant à Ankara contre le gouvernement, juin 2013
L'égalité homme-femme est « contraire à la nature
humaine », a déclaré le président turc, Recep
Tayyip Erdogan, lundi 24 novembre. Cette phrase est-elle symptomatique d'un
durcissement de la condition des femmes en Turquie depuis la prise de pouvoir
de l'AKP, en 2002 ?
La sociologue turque Gaye Petek, contactée par
LeMonde.fr, souligne qu'il y a douze ans, les choses étaient sensiblement
différentes. « Peut-être pour faire plaisir à l'Europe au moment où Erdogan
voulait vraiment l'intégrer », suppose-t-elle.
Ces dernières années, la Turquie rétropédale sur les
sujets de société. « Il y a un retour à la morale religieuse de la
société et la question des femmes arrive en premier lieu », estime Mme
Petek.
« Restriction de l'alcool, critiques de
la liberté de s'habiller... Ce sont des petits pas, explique-t-elle. Erdogan
semble être un homme qui a une stratégie de petits pas pour faire passer la
pilule, pour que la Turquie devienne de plus en plus morale, religieuse,
restrictive. »
- Une volonté de durcir l'avortement
En Turquie, l'interruption volontaire de grossesse est
autorisée depuis 1983 jusqu'à dix semaines de grossesse. Pourtant,
Recep Tayyip Erdogan a comparé en 2012 l'avortement à un « meurtre »
et a clairement exprimé sa volonté de le rendre illégal au-delà de la quatrième
semaine de grossesse.
Le maire d'Ankara, Melih Gökçek, tenait des propos
plus durs encore, en juin 2010, comme le rapporte sur son blog Etienne Copeaux,
chercheur associé au Groupe de recherche et d'études sur la Méditerranée
et le Moyen Orient (Gremmo) du CNRS :
« Le
ministre de la santé a révélé que chaque année 100 000 avortements
étaient opérés. Cela signifie que chaque année, on pratique
100 000 assassinats. Et pourquoi un enfant pâtirait-il de la faute de
sa mère ? C'est la mère qui a fauté, qu'elle se donne la mort ! »
Selon le président Erdogan, l'avortement empêche la
Turquie d'accroître sa population et de compter parmi les
dix économies les plus puissantes du monde, malgré les
exhortations régulièrement adressées aux femmes de « faire
trois enfants ».
N'était pas parvenu à interdire l'IVG, l'AKP a mis en
place une nouvelle stratégie, visant à saper l'accès effectif des femmes aux
services d'avortement. La société turque des gynécologues et
obstétriciens affirme que l'IVG a récemment été retirée des services en ligne proposés par
les hôpitaux. L'accès aux services d'avortement devient compliqué, a fortiori
si celui-ci doit être discret.
Il s'agit d'un « mouvement de fond »,
analyse la journaliste indépendante Ariane Bonzon. Cette spécialiste de la
Turquie relève également que la majorité des plannings familiaux ont été fermés
ces dernières années, et que depuis 2011, le « ministère de la
femme » a été rebaptisé « ministère de la famille et des affaires
sociales ».
Autre fait alarmant, la pilule du lendemain n'est plus
distribuée sans ordonnance, ce qui rend son usage quasiment impossible dans les
petites villes et villages sans cabinet médical, précise la
journaliste.
- Une hausse des violences faites aux femmes
Avec 200 femmes assassinées en 2014, le plus souvent
par leur conjoint, le statut des femmes en Turquie est en régression. Rien
qu'au mois de juin, 17 femmes ou jeunes filles ont été tuées, et 56 autres ont
été blessées, majoritairement par leur époux ou des membres de leur famille.
Pour un sixième d'entre elles, les violences étaient liées à une demande de
divorce, rapporte l'agence de presse turque Dogan.
Entre 2002 et 2009, 4 063 femmes ont été
assassinées pour cause « d'honneur », précise le
chercheur Etienne Copeaux, en se fondant sur des données diffusées par le
ministère turc de la justice. Il s'agit d'une hausse de
1 400 %. Durant cette même période, 15 564 inculpations ont
été dénombrées pour assassinat et violence faites aux femmes, mais seules 5 700 personnes
ont été condamnées.
- Encore peu de femmes actives
Dans son discours du 24 novembre, le président Erdogan
estimait que les hommes et les femmes ne pouvaient pas être considérés comme
égaux, car ils étaient incapables d'occuper la même profession :
« Vous ne
pouvez pas demander à une femme de faire tous les types de travaux qu'un homme
fait, comme c'était le cas sous les régimes communistes. Vous ne pouvez pas leur demander
de sortir et de creuser le sol, c'est contraire à leur nature délicate. »
Dans les faits, environ 69 % des hommes ont un
emploi rémunéré, contre 28 % des femmes, estime l'OCDE. En termes de niveau d'études, 36 %
des hommes sont diplômés du deuxième cycle du secondaire ou équivalent contre
27 % de femmes.
- Mixité et liberté vestimentaire épinglées
En novembre 2013, Recep Tayyip Erdogan, alors premier
ministre, s'inquiétait de la mixité entre les jeunes : « Personne
ne sait ce qui se passe dans les résidences étudiantes. Peut-être qu'il s'y
passe des choses douteuses. »
Rapidement, il se justifiait : « Nous sommes
garants des enfants que nous confient leurs parents. En tant que
gouvernement conservateur et démocratique, nous devons intervenir,
expliquait-il, clamant qu'il avait « donné des instructions au préfet.
Une forme de contrôle sera mise en place, d'une manière ou d'une autre. »
Le Hürriyet Daily News avait alors tiré la
sonnette d'alarme : « Beaucoup d'étudiants et leurs parents
s'inquiètent maintenant de raids policiers, qui pourraient venir les déloger au
nom de la moralité. » Si elle n'a pas constaté de phénomènes de raids, Gaye
Petek juge qu'auparavant « il y avait un certain laxisme quand deux
personnes de sexe opposé voulaient se loger ensemble. Maintenant, le contrôle
est bien plus strict. »
En octobre 2013, la tenue vestimentaire des femmes
turques était également incriminée. Après avoir porté un décolleté à la
télévision, une présentatrice très populaire, Gözde Kansu, avait été
licenciée de la chaîne. Le lendemain, un porte-parole de l'AKP précisait
dans Hürriyet : « L'animatrice d'un
jeu hier portait une robe qui n'était pas acceptable. Nous ne nous mêlons pas
de la vie des gens mais c'était trop. »
- Une mobilisation civile inconstante
Les propos de Recep Tayyip Erdogan sur l'avortement
ont fait beaucoup réagir en 2012, poussant les femmes à défiler massivement
dans plusieurs villes de Turquie. En juillet 2014, une vague de mobilisation a
animé les réseaux sociaux lorsque le vice-premier ministre Bulent Arinç a
conseillé à la gent féminine de ne pas s'esclaffer en public pour «
conserver sa décence à tout moment ». Les femmes turques s'étaient
alors joyeusement prises en photo en diffusant de larges sourires sur Twitter.
La dernière déclaration du président Erdogan, lundi
24 novembre, ne semble pas déclencher de mobilisation massive. Selon la
sociologue Gaye Petek, les jeunes filles turques sont moins conscientes de
leurs droits que leurs aînées, car elles les considèrent comme des acquis. «
Tout dépendra de la capacité de la jeunesse à se mobiliser, prédit-elle. Après
toutes les avancées qu'ont connues les femmes dans ce pays, c'est dramatique
d'être maintenant dans cette situation. »
Marine Messina
Le Monde, 27 novembre 2014