II y a eu dans les commémorations des victimes du
terrorisme quelque chose de très gênant : la place presque inexistante octroyée
aux morts juifs. On dira qu’on en a parlé partout, un peu moins que des morts
de Charlie, certes, mais on ne les a pas complètement oubliés. Voilà le
problème. C’est précisément cela qui laisse un goût amer dans nos mémoires. Car
le sentiment que l’on éprouve, c’est que le fait de tuer des gens pour avoir
dessiné des caricatures du Prophète est plus grave que de tuer des juifs au
seul motif qu’ils sont juifs.
Comme si, d’une certaine manière, c’était normal de
tuer des clients d’une épicerie casher. Non que ce soit bien. C’était mal, bien
évidemment que c’était moche : ce sont des êtres humains innocents, comme on
dit. Et des Français, de surcroît. Mais pas de quoi faire une journée de deuil
national ou une manifestation dans laquelle il y aurait presque 4 millions
de personnes. C’est pourquoi le mot d’ordre des commémorations était la liberté
d’expression et non pas la lutte contre le terrorisme islamiste.
Ceci explique certains des problèmes qui sont apparus
par la suite. Ces mots d’ordre ont pu suggérer que la pire objection que l’on
pouvait adresser à ces assassins était leur hostilité envers la liberté
d’expression. Comme si en massacrant des gens ils ne faisaient qu’exprimer une
opinion à propos de cette précieuse liberté démocratique. Sans compter qu’en
France il y a tant de gens qui sont contre cette liberté ! Les élites
politiques et médiatiques ne cessent de vanter les mérites des sanctions pour
ces «abus» dont se rendent coupables les mauvais parleurs. Ils se félicitent de
nos lois restrictives et veulent à chaque fois que l’occasion se présente les
durcir encore.
C’est pourquoi, dans un tel contexte, il devient très
difficile de différencier les personnes qui ont des opinions liberticides des
terroristes. Si les actes de ces derniers sont si monstrueux, c’est parce
qu’ils piétinent un droit beaucoup plus important et élémentaire que celui de
s’exprimer librement, un droit qui rend possible tous les autres : celui de
vivre.
Si une telle confusion a vu le jour, c’est en grande
partie parce qu’il fallait justifier que l’on s’horrifie davantage que les
terroristes aient tué des dessinateurs français que des juifs. Que ces
terroristes, au lieu de s’en prendre aux juifs comme c’est leur habitude,
attaquent aussi des vrais et bons Français.
«Je suis Charlie» et la défense de la liberté
d’expression, ce sont les noms que l’on a donnés à cette tergiversation. Alors
qu’en réalité on voulait signifier autre chose, notamment que, dorénavant, il
fallait prendre la menace islamiste au sérieux. Tant qu’il n’y avait que des
juifs comme cibles, on pouvait laisser les jihadistes se réunir, s’armer,
comploter, rentrer de Syrie, acheter des armes comme si de rien n’était. Alors
que, maintenant, on prendra des mesures fermes pour désamorcer ces foyers de
folie et de violence qui poussent à la vue de tous.
Mais le fera-t-on vraiment ? La réponse à cette
question est loin d’être évidente. Ils sont si peu nombreux les humoristes qui
font des caricatures du Prophète (et on les a presque tous tués) qu’on n’aura
pas longtemps à trop se prendre la tête pour protéger la population la plus
vulnérable aux attaques terroristes, c’est-à-dire les juifs.
Car protéger, ce n’est pas juste mettre des policiers
en faction devant les écoles ou les synagogues : c’est ainsi qu’on a voulu
préserver les journalistes de Charlie d’une vengeance sanglante.
Protéger les juifs contre la menace terroriste
implique de faire des efforts beaucoup plus importants que cela. On a laissé
pendant si longtemps se développer ce monstre que la seule solution qui reste
aujourd’hui est celle d’une répression sans merci.
Certes, il y en a une autre : conseiller aux juifs de
quitter la France pour trouver refuge en Israël. Si cela peut éviter aux bons
et vrais Français des ennuis, au nom de quoi va-t-on s’empêcher de prendre
cette dernière solution au sérieux ?
Marcela Iacub
Libération, 23 janvier 2015