Ménage polygame au Tadjikistan
Légale dans la quasi-totalité des pays musulmans mais aussi sous d’autres cieux, la pratique de la polygamie tend cependant à régresser face aux évolutions socioéconomiques modernes. Enquête.
Quel est le
point commun entre un mormon de l’Utah, un citoyen gabonais, un Hmong du Laos
et un cheikh égyptien ? Tous partagent le privilège léonin de pouvoir
disposer de plusieurs épouses. Trop souvent associée à l’islam, la polygamie n’est
pourtant pas l’apanage de la communauté musulmane : rien dans la Torah ou dans
les Évangiles ne l’interdit, elle est coutumière chez les hindous comme parmi
de nombreuses ethnies d’Océanie et reste une marque de prestige dans beaucoup
de sociétés africaines.
Trop souvent
associée à l'islam, la polygamie n'est pourtant pas l'apanage de la communauté
musulmane.
Considérée
comme inhérente à la nature humaine par certains anthropologues, cette pratique
atavique régresse face aux évolutions socioéconomiques modernes et à leurs
conséquences sur les structures familiales. Mais elle reste autorisée dans une
cinquantaine d’États d’Asie et d’Afrique et demeure très ancrée chez les
musulmans.
Et pour
cause : elle a la particularité d’être consacrée et codifiée par le Coran, même
si c’est de façon restrictive : « Épousez comme il vous plaira deux, trois
ou quatre femmes, mais si vous craignez de n’être pas équitable, prenez une
seule femme » (IV, 3). Une restriction renforcée un peu plus loin dans la
même sourate : « Vous ne pouvez être parfaitement équitables à l’égard de
chacune de vos femmes, même si vous en avez le désir » (IV, 129).
Restrictions
Interprétée
par les musulmans comme une prescription divine, universelle et éternelle, la
polygamie a été perpétuée par les peuples qui ont embrassé l’islam. Et si sa
pratique a reculé dans le monde musulman contemporain, sa remise en question y
est encore perçue comme sacrilège, ce qui explique que peu de pays musulmans
aient franchi le pas.
En Turquie,
la réforme kémaliste l’a abolie en 1926. L’emprise soviétique a entraîné sa
prohibition en Asie centrale, et l’Irak baasiste l’a proscrite en 1958 avant
que Saddam Hussein ne la rétablisse en 1994.
Aujourd’hui,
dans le monde arabe, seule la Tunisie l’a totalement bannie. Promulgué par
Habib Bourguiba dès 1956, le code du statut personnel (CSP) déclare dans son
article 18 : « La polygamie est interdite. » Mais il a fallu
tout le charisme et l’autorité du Combattant suprême pour faire aboutir cette
réforme révolutionnaire qu’aucun des vingt et un autres membres de la Ligue
arabe n’est encore disposé à envisager. Toutefois, les féministes, les
militants des droits de l’homme et l’évolution des sociétés ont amené certains
législateurs arabes à en restreindre la pratique.
La réforme
de la Moudawana (code de la famille) promulguée par le roi du Maroc en 2004 autorise la
polygamie « pour des raisons de force majeure, selon des critères stricts
draconiens » qui rendent sa pratique presque impossible. En Algérie, la
refonte du code de la famille, en 2005, impose le consentement de la première
épouse, et le mari doit désormais prouver sa capacité à « assurer l’équité
et les conditions nécessaires à la vie conjugale ». En Jordanie, un
rapport datant de 2010 du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU souligne :
« La loi autorise la polygamie, qu’elle soumet cependant à des conditions
restrictives en vue d’une transformation progressive des mentalités. » En
Irak, en 2008, le Parlement régional du Kurdistan a joué un rôle pionnier en
votant une loi qui limite la pratique à un second mariage, à la condition que
la première épouse souffre d’une maladie sexuellement transmissible ou de
stérilité. Auparavant laissé à l’arbitrage du cadi, le mariage est aujourd’hui
davantage soumis au contrôle des autorités temporelles. Enfin, si avoir
plusieurs épouses était jadis le privilège des riches et des puissants, ceux-ci
donnent aujourd’hui l’exemple : une majorité de dirigeants arabes affichent
fièrement leur amour pour l’unique.
Mais les
progrès réalisés restent fragiles, les adversaires de l’abolitionnisme étant nombreux et
le débat passionné. En Tunisie, il ressurgit régulièrement. Le 6 février,
le parti islamiste Ennahdha, par la voix de son leader, Rached Ghannouchi,
avait déclaré qu’il n’était pas question de revenir sur cet acquis du CSP. Mais
ses adversaires lui prêtent un double langage : Ghannouchi serait lui-même
bigame, et une vidéo postée sur Facebook le montre plaisantant avec des femmes
sur les bienfaits de partager un mari. En juin, le site Investir en Tunisie
publiait une citation du porte-parole d’Ennahdha, Samir Dilou : « La
polygamie est l’un des principes fondamentaux du programme à venir du mouvement
Ennahdha. » Déclaration démentie par l’intéressé, mais confirmée par le
journaliste et sa rédaction.
Paradoxe :
ces femmes qui défendent la polygamie
Paradoxalement,
les meilleurs défenseurs de la polygamie sont parfois des femmes. En Egypte, la
journaliste Hayam Darbak a fondé l’association Tayssir
(« faciliter ») avec ce slogan : « Une seule épouse ne suffit
pas ». En Tunisie, Dalanda Sahbi avait choqué l’opinion en défendant la
polygamie au cours d’un colloque organisé par le Parti social libéral à l’occasion
de la Journée nationale de la femme, en août 2009. En Turquie, c’est une
militante de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir, qui a fait scandale en s’y
déclarant favorable.
Fermement
ancrée dans le socle social, religieux et culturel arabo-musulman, la pratique de la polygamie
subsistera encore sans doute longtemps, bien qu’elle régresse et que les
conditions matérielles et légales la rendent de plus en plus difficile. Pour
nombre de défenseurs de l’identité islamique, la généralisation de la monogamie
serait le fruit d’un ethnocentrisme occidental, l’exportation d’une forme de
néocolonialisme moral acculturant.
Le prophète
Mohammed
Le prophète
Mohammed a apporté, il y a plus de mille trois cents ans, une réponse
infiniment universelle et humaine à ce reproche, lorsque son gendre, Ali, vint
lui demander la permission de prendre une seconde épouse : « Je ne
l’autorise pas, non je ne l’autoriserai pas, et non je ne l’autoriserai pas,
sauf si Ali Ibn Abu Talib veut divorcer de ma fille [Fatima, NDLR] et se marier
avec leur fille, car elle est une partie de moi, et ce qui la trouble me
trouble, et ce qui lui fait mal me fait mal » (Boukhari n°5230).
Laurent de
Saint Périer,
Jeune
Afrique, le 23 septembre 2011