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03 décembre 2012

Le dictateur et les trois Libyens

Ali Zeidan, Premier Ministre de Libye


Bien sûr, il aurait été préférable qu'on ne le tue pas sommairement et qu'il soit jugé, pour répondre, devant les Libyens et devant la communauté internationale, de ses crimes.
Crimes contre son peuple, au cours de quatre décennies de dictature féroce, crimes contre le monde, ceux d'un parrain du terrorisme international, commanditaire d'attentats, responsable de la destruction du DC 10 d'UTA et du Boeing de la Pan Am au dessus de Lockerbie. Bref, un procès exemplaire à Tripoli ou à La Haye aurait clos comme il fallait le sinistre règne du Guide, comme il aimait à se faire appeler.

Mais notre propre Histoire nous apprend que les dictateurs finissent rarement leurs jours en prison. Lorsqu'ils ne meurent pas dans leurs lits ou en exil, ils sont plus souvent lynchés, suicidés, pendus sans jugement, que jugés par des tribunaux. Alors ne blâmons pas trop hâtivement les Libyens. Comment attendre de combattants, qui sortaient tout juste de la dictature, au terme d'une terrible guerre de libération menée par des amateurs plus ou moins disciplinés, avec en eux cette colère accumulée contre un homme, qu'ils arrêtent et jugent paisiblement Kadhafi ? Alors même que personne, en haut lieu, n'avait intérêt à offrir à ce dernier une tribune lors d'un procès, les dirigeants du CNT, et les Occidentaux étant peu désireux de voir certains de leurs secrets étalés par leur ancien meilleur ennemi.

Ce procès donc, on l'aurait souhaité, mais les choses se passent rarement ainsi. Kadhafi finit terré à Syrte -par la faute de son obstination à massacrer son peuple et à ne pas négocier- traqué par les katibas et par l'Otan, lynché par des rebelles Libyens, gamins ivres de sang et de vengeance, probablement exécuté de sang froid. Certes, ça n'honore pas la jeune Libye libre, mais ça ne la déshonore pas. En revanche, ce à l'aune de quoi l'on pourra juger la valeur des efforts consentis pour sa libération, par les Libyens eux-mêmes et par les Occidentaux, c'est son avenir.

Démocratie, même imparfaite? Autocratie? Restauration de l'ordre, même si cela prendra du temps? Chaos? Sécularisme, même teinté de références à l'islam? Obscurantisme? Tous ces chemins sont possibles, les défis sont considérables, les périls aussi, mais l'optimisme, si prudent fut-il, doit prévaloir. Le chemin parcouru, depuis un an, depuis la fin d'une guerre qui coûta des milliers de vie, laissa exsangue l'économie, causa d'immenses destructions, ce chemin est impressionnant. Un Etat se forme, un consensus politique minimal se dessine, des élections se sont tenues, la lutte contre l'extrémisme islamiste se poursuit, le chaos sécuritaire diminue. Tout cela est fragile, réversible, mais ce n'est pas rien, notamment si l'on songe à ces oiseaux de mauvaise augure qui prédisaient un nouvel Irak.

Pour ce premier anniversaire de la mort de Mouammar Kadhafi, je préfère songer à ceux qui ont fait chuter un despote que l'on disait indéboulonnable, et qui tiennent, depuis lors, le destin de la Libye entre leurs mains. Les révolutions se font toujours plus dans les palais que sur le front, même si ce sont les images du front qui retiennent l'attention médiatique. Ces chefs rebelles qui ont vaincu Kadhafi, je voudrais en évoquer trois. Ils ne sont pas représentatifs de tous les responsables libyens ; j'en ai rencontré des médiocres, des brutaux, tel feu Abdel Fatah Younès, des inquiétants, tel l'ex djihadiste devenu chef militaire de Tripoli, Abdelhakim Belhadj ou Ismaël Sallabi, islamiste borné et chef de milice en cour auprès des nouvelles autorités, des retors, des intéressés, des ambiguës. Mais ces trois hommes incarnent l'espoir.

Le docteur Othman Mohamed. Brillant généticien dans une université canadienne. Dès le début de la guerre, il retourna dans le djebel Nefousa récemment libéré, porta secours aux populations puis devint l'un des principaux artisans du plan audacieux de la prise de Tripoli. Depuis la libération, il se consacre à ouvrir des fosses communes et à identifier l'ADN des victimes du régime. Il a fait venir sa femme et ses enfants du Canada dans cette ville incertaine qu'est Tripoli.

Mahmoud Jibril, à qui je faillis dire qu'il me faisait penser à un Ben Gourion libyen, avant de me raviser, ne sachant pas vraiment si cela serait considéré comme un compliment. Ancien chef de l'exécutif du CNT, habile, intelligent, il est l'artisan de la victoire contre Kadhafi, des alliances internationales et de l'ancrage pro-occidental de la Libye. Sa coalition d'islamistes modérés, d'hommes d'affaire, de chefs tribaux et de libéraux a gagné d'une courte tête les élections. Il a échoué de peu à devenir président de la République, mais ce libéral, dans un pays qui en compte assez peu, comptera.

Ali Zeidan. Je me souviens de ma première rencontre avec lui. C'était, au début du conflit, dans l'un de ces grands hôtels parisiens que les Libyens affectionnent. Il y avait une libyenne vivant à Paris, originaire d'une famille princière, mariée à un trotskyste anglais. Elle me présenta d'abord Mansour Sayf Al Nasr, géant mal rasé, exilé de Libye en 1969, une vie à combattre Kadhafi par tous les moyens, futur ambassadeur de son pays. "Et je te présente Ali", me dit-elle, avec une nuance de respect dans la voix, désignant un homme discret qui n'avait pas encore ouvert la bouche. "Il a beaucoup souffert, beaucoup". Cela se voyait. Tassé, les yeux incroyablement myopes de celui qui a subi la torture, la voix basse. Effacé, discret, quand les Libyens sont souvent forts en gueule, en costume strict. Une image d'Epinal d'opposant. Ancien diplomate, il représentait la Ligue des Droits de l'Homme libyenne et vivait, petitement, en Allemagne depuis des années.

Je l'ai revu à Benghazi, encerclée par Kadhafi et protégée par l'Otan, quelques semaines plus tard. Il revenait en Libye pour la première fois. Accolade dans un couloir d'hôtel. Toujours aussi effacé, mais avec une lueur dans les yeux. Dans l'après midi, il tint un discours à la tribune sur la place. Je le vis monter à la tribune d'un pas hésitant, après les discours de chefs de guerre, d'imams, de chefs tribaux. Et puis, d'une voix sûre et forte de tribun, toujours dans son costume gris impeccable, il galvanisa la foule en un long discours enflammé, auquel je ne compris rien, sauf la stupéfiante énergie qui s'en dégageait.

Puis, nouvelle rencontre en septembre 2011, dans Tripoli libérée, mais pas encore débarrassée de Kadhafi qui résistait encore à Syrte. Accablé par la fatigue et les nuits blanches, mais dégageant une autorité naturelle, une force sans faille. Plus voûté que d'habitude, écrasé par la tâche accomplie et, surtout, par la tâche à accomplir. Peu loquace sur sa tâche de désormais haut responsable du CNT, disant: "c'est difficile", mais prêt à relever le gant et à redresser son pays.

Aujourd'hui, Ali Zeidan, l'opposant de toujours au pessimisme méthodologique -grande, et rare qualité des hommes de pouvoir- est le premier ministre de la Libye.

Antoine Vitkine,
Le "Huffington Post", 20 octobre 2012
Antoine Vitkine a signé un documentaire long format en deux volets sur les relations entre Kadhafi et l'Occident, "Notre meilleur ennemi" et "Mort ou vif", qui sortent en DVD au début novembre 2012.

Nota de Jean Corcos :
C'est un plaisir pour moi que de reprendre ici cet article d'Antoine Vitkine, publié il y a déjà plusieurs semaines à l'occasion du premier anniversaire de la mort de Kadhafi. Pour mémoire, ce journaliste de terrain avait été mon invité au début de l'année. Et nous avions parlé bien sûr de la Libye, pays qu'il connait parfaitement !