Enjeu politique autant que sanitaire, la vaccination devient un sous-produit du Brexit, place l’UE en porte-à-faux avec les pays en développement et voit la Chine et l’Inde rivaliser en Asie.
Chronique. Inépuisable perturbateur, le Covid-19 n’en finit pas de faire progresser la science, dans ses multiples disciplines. A la vitesse de l’éclair, la géopolitique s’est enrichie d’un nouvel objet d’analyse, et la puissance d’un nouvel instrument : le vaccin. Un an après le début de la pandémie, le vaccin est l’arme politique la plus disputée.
La vitesse de l’éclair – en anglais, warp speed – c’est précisément le nom donné aux Etats-Unis à l’opération qui, grâce à un partenariat public-privé particulièrement vertueux, a permis de faire émerger un vaccin en dix mois là où, en temps normal, le processus prend de cinq à dix ans. En injectant des milliards de dollars de subventions dans la recherche et le développement de plusieurs laboratoires pharmaceutiques, les administrations fédérales de la défense et de la santé ont ouvert la voie à une accélération sans précédent de la production de vaccins contre le Covid-19.
La chancelière allemande, Angela Merkel, n’a pas voulu, mardi 26 janvier, laisser aux Etats-Unis le monopole de cette fierté. Devant le Forum économique de Davos, elle a rappelé que le premier vaccin homologué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait été conçu « grâce à la clairvoyance » d’une start-up allemande, BioNTech, qui avait très tôt réorienté sa stratégie. BioNTech a noué un partenariat industriel avec le géant américain Pfizer ; leur vaccin est, à ce stade, le plus utilisé.
Mais, en ce début d’année, ce ne sont pas les dirigeants des pays où a été inventé le vaccin qui marquent des points : ce sont ceux qui organisent les meilleures campagnes de vaccination.
Enjeu politique énorme
A cette aune, trois pays peuvent s’enorgueillir d’avoir lancé des campagnes massives : Israël, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Paradoxalement, ce sont des pays où la gestion de l’épidémie a été marquée par la confusion ; le vaccin constitue là une planche de salut autant sanitaire que politique.
Le premier ministre britannique, Boris Johnson, en fait même le fer de lance d’une campagne visant à effacer ses erreurs et à contrer les effets négatifs du Brexit, avec des accents nationalistes rappelant la période héroïque du Blitz. « Nous avons administré plus de doses que l’Italie, la France, l’Espagne et l’Allemagne réunies », annonce, triomphale, une affiche du Parti conservateur à l’esthétique désuète. Avec un peu de chance, c’est du succès de l’offensive de la vaccination que ses électeurs se souviendront, plus que du bilan tragique de la pandémie, qui vient de passer le cap des 100 000 morts.
Si l’enjeu politique est énorme pour Boris Johnson, il l’est aussi, par contrecoup, pour l’Union européenne (UE) – d’où le conflit qui a éclaté entre Bruxelles et le fabricant anglo-suédois AstraZeneca, partenaire de l’université d’Oxford. Contrairement à l’épisode des masques au début de la pandémie, l’UE pensait avoir visé juste avec le vaccin : subventions aux laboratoires, mutualisation des commandes pour une répartition équitable des doses entre les vingt-sept Etats membres, initiative Covax pour que les pays pauvres hors UE ne soient pas oubliés. Irréprochable !
C’était compter sans la fluctuation des vagues de virus qui ont fait monter la pression politique, l’irruption des nouveaux variants qui a semé la panique et les retards de livraison des compagnies pharmaceutiques : les doses n’arrivent pas assez vite.
Peu préparé à ce type d’opérations, l’appareil européen est accusé d’avoir vu petit et manqué d’agilité. L’Allemagne, où l’on n’est pas loin de penser que l’on s’en sortirait mieux tout seuls, pèse de tout son poids – qui peut être très lourd – sur Bruxelles. Pour l’UE, il serait du plus mauvais effet que Boris Johnson puisse proclamer que son pays a relevé le défi de la vaccination grâce au Brexit. Et il en est capable.
Aux grands maux les grands remèdes : tout en rappelant la détermination européenne de considérer le vaccin comme « un vrai bien public mondial », la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en a aussi reconnu prosaïquement mardi, au Davos virtuel, la dimension « business ». La Commission entend donc contrôler les exportations de vaccins fabriqués dans l’UE, pour limiter le risque de pénuries. Ce pragmatisme est à ranger dans le chapitre « fin de la naïveté de l’Europe », qui ne cesse de s’allonger.
Lignes géopolitiques familières
L’affaire est d’autant plus délicate pour l’UE qu’elle a beaucoup plaidé pour une distribution « juste » du vaccin au niveau mondial et veut éviter de se retrouver taxée de protectionnisme. En écho au président sud-africain Cyril Ramaphosa accusant de « nationalisme vaccinal » les pays riches qui « stockent quatre fois plus de doses qu’ils n’en ont besoin », Angela Merkel a évoqué « les nouvelles blessures et les traces » que pourrait laisser la répartition internationale des vaccins. Pour elle, en revanche, « ceux qui recevront de l’aide sauront s’en souvenir ».
C’est bien le calcul de la Chine et de l’Inde. Les deux géants d’Asie rivalisent pour fournir leurs voisins sans ressources vaccinales, la Chine grâce à ses deux vaccins non encore homologués par l’OMS, l’Inde grâce à son importante production pharmaceutique : elle fabrique notamment le vaccin d’AstraZeneca. La géopolitique retrouve ici ses lignes familières. La Birmanie profite des dons des deux géants, le Bangladesh, les Maldives et le Bhoutan ont accueilli ceux de l’Inde, et les Cambodgiens seront vaccinés exclusivement chinois.
Très tôt sur les rangs, le vaccin russe Spoutnik V a aussi sa clientèle, dont la Hongrie, bien qu’il n’ait pas non plus encore reçu le feu vert de l’OMS, ni de l’Agence européenne du médicament.
Le combat sera long : « Tant que tout le monde ne sera pas vacciné, personne ne sera en sécurité », prévient le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Quant à désigner gagnants ou perdants, il est bien trop tôt. L’une des leçons d’un an de pandémie est que les gagnants d’hier peuvent être les perdants de demain – et inversement.
Sylvie Kauffmann
Le Monde, 27 janvier 2021