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28 mars 2019

Zainab Fasiki : l'illustratrice marocaine qui parle de sexualité


Zainab Fasiki n'aime pas dessiner quand elle est en colère. Mais c'est finalement ce qu'elle a fait.

Cet été, deux vidéos montrant des femmes marocaines agressées sexuellement dans l'espace public sont devenues virales. Dans la première, à Tanger, une jeune femme est traquée par un groupe d'hommes en pleine rue. La deuxième a été filmée dans un bus à Casablanca, on y voit une agression par plusieurs hommes.
Depuis, une vague d’indignation a traversé le pays et des sit-in ont été organisés dans de nombreuses villes marocaines.
Outre la violence des images, ces vidéos révèlent une réalité : au Maroc, se déplacer seule dans l’espace public est synonyme de danger. 
#sitin à #Casablanca Les activistes féministes défendent leurs droits. pic.twitter.com/8K6VwU6MMI
— Ghalia Kadiri (@ghaliakadiri) 23 août 2017
En cette rentrée littéraire, Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, publie d'ailleurs "Sexe et Mensonges", un livre-choc sur la vie sexuelle au Maroc.

J’ai été harcelée sexuellement toute ma vie

A 23 ans, Zainab Fasiki cumule de son côté plus de 10 000 followers sur les réseaux sociaux. Fraîchement diplômée de l’École nationale supérieure d'électricité et de mécanique, cette jeune Marocaine n’a pas sa langue dans sa poche.
« Moi, j’ai été harcelée sexuellement toute ma vie, que ce soit dans les rues, le taxi ou à la plage », confie-t- elle.
Elle se sent féministe. Et elle a choisi de dire le quotidien des femmes marocaines en dessin. Pourquoi ? C'était naturel, son plus ancien mode d'expression. La jeune femme dompte crayon et tablette graphique depuis l'enfance.
« Quand j’ai vu les vidéos, je me suis dit qu’il fallait que je fasse un truc. Je n’aime pas dessiner et être en colère en même temps mais là je ne pouvais pas m’empêcher », explique-t- elle. 
Son illustration a fait le tour des réseaux sociaux.



Quant à son témoignage recueilli par Brut, il a été vu près de 300 000 fois. On l'y entend notamment raconter :
"En tant que jeune fille marocaine, j'ai toujours peur. J'ai toujours peur d'utiliser les transports en commun. J'ai 23 ans et j'ai toujours dû affronter le harcèlement sexuel. "

Le corps d’une femme est un objet sexuel

Le Maroc se définit comme un pays moderne et ouvert, pourtant la réalité de terrain est bien plus complexe. Tiraillée entre modernité et traditionalisme, la société additionne les paradoxes. Alors que les relations sexuelles hors mariage sont interdites et punies d’emprisonnement, les agressions sexuelles sont monnaie courante.
Par ailleurs, selon des données publiées par Google, le Maroc se classe à la cinquième place des pays les plus adeptes de sites pornographiques. Sur les réseaux sociaux, il arrive que Zainab Fasiki publie des illustrations de femmes en partie dénudées.
« J’essaye de changer les mentalités, en montrant que le corps féminin peut être un objet artistique pas seulement un objet sexuel. »
A chaque publication, ses milliers de followers ne manquent pas de réagir. Une première catégorie de personnes la félicite tandis que l’autre n’hésite pas à la harceler de messages négatifs lui rappelant que son travail est « haram » (interdit).
Selon l’Observatoire national de violence à l’égard des Femmes, en 2014, 66.4 % des agressions sexuelles ont été commises dans l’espace public. L’Enquête nationale sur la prévalence de la violence à l’égard des femmes publiée en 2011, dans les lieux publics, révèle qu’une femme sur quatre est aussi victime de violence psychologique.
Les chiffres sont alarmants d’autant plus que les chiffres pourraient être plus élevés puisque comme l’explique l’illustratrice :
« Au Maroc les filles hésitent énormément à déclarer leur viol pour leur réputation, leur famille. »  


"Au niveau du gouvernement, c'est compliqué"

Le harcèlement sexuel au travail constitue un délit pénal défini par le Code pénal. Pour ce qui est des victimes agressées dans l’espace public, elles font face à un flou juridique.
Saâdeddine El Othmani, chef du gouvernement au Maroc, a promis « une stratégie contre les violences faites aux femmes ». Ce projet de loi est attendu depuis plusieurs années.
« Au niveau du gouvernement marocain, c’est vraiment compliqué, on a perdu l’espoir de voir un changement. La société civile doit prendre les choses en mains. »
Dans les mois qui viennent, la jeune femme va participer à un colloque consacré au harcèlement, elle travaille également sur un projet de brochures préventives qui seront distribuées dans les écoles et les entreprises.

Omor, la bd féministe

Autodidacte, c’est en contribuant au collectif de bande dessinée marocain Skefkef, que Zainab Fasiki a appris à scénariser les problématiques sociétales.
« Les filles étaient vraiment en minorité au sein du collectif, j’étais la seule à défendre les droits des femmes. Du coup, depuis toujours, je rajoute une touche féministe à tous les sujets », s’amuse-t- elle.
« Moi-même je suis victime de la société patriarcale. Je n’étais pas spécialement féministe avant, mais le jour où j’ai commencé mes études en génie mécanique, j’ai découvert que les hommes avaient l’habitude d’être les seuls à prendre des initiatives. Je me disais que c’était bizarre… Après, j’ai compris que les inégalités étaient une réalité. Les expériences désagréables se sont répétées. »

Dans sa première bande dessinée Omor ("Des choses"), elle explore les difficultés de la vie d’une femme au Maroc. Elle dénonce au fil des cases les inégalités homme-femme à travers les personnages de trois jeunes marocaines.
La première a arrêté ses études pour pouvoir se consacrer à son mari et fonder une famille. La deuxième est étudiante, contrainte par ses parents de consentir à un mariage arrangé. La troisième est célibataire et compte bien le rester.
L’album sera disponible fin septembre au Maroc et dans les mois qui viennent en France. 

Jehanne Bergé

L’Obs, 31 août 2017