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26 mars 2019

« Au Maroc, la voie des urnes est de plus en plus boudée au profit de la voix de la rue » (1/2)

Manifestation du "Hirak", mai 2017

Manifestations dans le Rif, boycott de grandes marques… La chercheuse Mounia Bennani-Chraïbi décrypte les évolutions de la contestation sociale dans le royaume.
En l’espace de deux ans, le Maroc a été le théâtre de plusieurs mouvements sociaux d’ampleur. A Al-Hoceima, dans le Rif (nord), les manifestations ont été déclenchées par la mort d’un jeune vendeur de poissons et se sont succédé pendant près d’une année, d’octobre 2016 à juin 2017, avant d’être durement réprimées.
A Zagora, ville de 30 000 habitants dans le sud du pays, ce sont des « manifestations de la soif » qui avaient éclaté en octobre 2017 pour protester contre la mauvaise gestion locale de l’eau. En décembre, ce fut à Jerada, ancienne ville minière sinistrée proche de la frontière algérienne, qu’éclata une contestation populaire après la mort de deux jeunes frères dans une mine clandestine de charbon.
En 2018, la contestation a pris une forme nouvelle : un appel à boycotter trois grandes marques (Danone, l’eau minérale Sidi Ali et les stations-service Afriquia) pour protester contre les prix trop élevés et la puissance des grandes entreprises.

Professeure de science politique à l’université de Lausanne, auteure de plusieurs ouvrages sur les mouvements sociaux et la jeunesse, Mounia Bennani-Chraïbi décrypte les évolutions de la contestation sociale au Maroc et des réponses apportées par les autorités.

Le roi du Maroc a annoncé fin août le rétablissement du service militaire obligatoire, après avoir prononcé un discours dur lors de la fête du trône, mettant en garde contre « le chaos et la discorde ». Quel est l’objectif ? Est-ce une tentative de reconquérir la jeunesse ?
Mounia Bennani-Chraïbi L’annonce de cette mesure est indissociable de la dernière vague de protestations. Le service militaire a été introduit une première fois en 1966, après la révolte de mars 1965 – impulsée par des lycéens, vite rejoints par les étudiants et d’autres catégories de la population. Sa répression a été sanglante. A nouveau, tout laisse à penser qu’il s’agit de « discipliner » la jeunesse, érigée en « classe dangereuse », celle qu’incarnent les figures des jeunes chômeurs ou de l’économie informelle.
Reste à souligner que les jeunes ciblés en 2018 sont davantage éduqués, connectés, organisés. Conscients de leur assignation à la « jeunesse inutile », ils rejettent de plus en plus la persistance de cette dualité, héritée du protectorat, entre un « Maroc utile », celui des grands projets et des élites cosmopolites, et un « Maroc inutile », celui des périphéries rurales et urbaines, des services publics déficitaires et de la précarité. A cet égard, les réactions se sont multipliées, sur le mode : « Pas de service militaire sans droits sociaux et sans citoyenneté politique ».
Sur un autre plan, l’absence de débat en amont de cette annonce semble fermer la parenthèse « participative » ouverte en 2011 avec la création du Conseil de la jeunesse et de l’action associative et d’un « quota jeune » au Parlement.

Les derniers mouvements de contestation relèvent-ils d’une même dynamique ou s’agit-il de mouvements totalement distincts ?
Ces protestations expriment un malaise social et politique dans des termes similaires. Elles montrent également que la contestation s’autonomise des organisations partisanes, syndicales et associatives. Le boycott relève plutôt du registre de la sanction, tout en ayant une portée nationale, avec une participation des couches moyennes et populaires. Les mobilisations du Rif, de Jerada, de Zagora, expriment clairement des revendications économiques et sociales : infrastructures, emploi, santé, éducation, etc., mais aussi le rejet de la prédation économique, de la corruption, et une demande de reddition des comptes.
Bien sûr, ces mouvements restent marqués par les mémoires protestataires de chaque région, mais ils reflètent aussi le processus d’homogénéisation politique des périphéries marocaines, qui dépassent peu à peu leurs différences (territoriales, linguistiques, etc.). Autrement dit, le clivage centre/périphérie semble se durcir.

Pendant longtemps, les épisodes de contestation au Maroc ont été le fait de minorités (élites, étudiants, etc.). Ce n’est plus le cas…
Depuis un siècle, l’arène protestataire ne cesse de s’étendre. Dès le protectorat (1912-1956), son épicentre se déplace peu à peu du rural vers les grandes villes. A l’indépendance, le régime amorce sa consolidation en quadrillant les zones rurales. Les villes deviennent le théâtre de mobilisations, réprimées dans le sang, comme en 1965, en 1981, en 1984 ou en 1990. Avec la libéralisation politique de la fin des années 1990, la répression change de nature et d’intensité, la protestation se pacifie, les différents protagonistes apprennent à s’autolimiter. Autant d’éléments qui favorisent la « routinisation » de la protestation et son extension vers les petites villes, les localités semi-rurales et rurales.
Ce faisant, les figures protestataires ne sont plus exclusivement incarnées par les lycéens, les étudiants, les ouvriers et les salariés syndiqués. Désormais, des vendeurs ambulants et des habitants des bidonvilles, mais aussi des figures féminines, impulsent des actions coordonnées. Plus globalement, l’arène protestataire tend à s’autonomiser des partis politiques, voire des syndicats. Le répertoire protestataire se nationalise, tout en ouvrant la voie à une grande inventivité ; ce qui se manifeste à travers la diffusion de modes d’action, de slogans, et dans le cadrage des revendications.

Les défenseurs de la monarchie marocaine font régulièrement remarquer que la situation des droits humains sous Mohammed VI n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était sous Hassan II. La répression a-t-elle disparu ?
En réalité, les modalités de la répression ont changé du vivant même de Hassan II. A partir de 1988, plusieurs facteurs ont incité à une libéralisation sous contrôle : l’effondrement du mur de Berlin, les espoirs de démocratisation en Algérie, puis les désenchantements face à la guerre civile chez le voisin, la peur du chaos au fur et à mesure que les rumeurs sur la maladie du roi s’amplifient.
Sous Mohammed VI, la répression est à géométrie et à intensité variables en fonction des cibles, et la torture ne disparaît pas. Après l’embellie du début de règne, les organisations de défense des droits de l’homme relèvent dès 2003 une forte régression en matière de droits humains, qui s’atténue en 2011 et en 2012. Depuis 2013, de nombreux espaces de liberté se ferment à nouveau.
Les pressions et les chefs d’inculpation se diversifient. Il y a les grands classiques : recourir aux législations de lutte contre le terrorisme, accuser les opposants de trahison ou de porter atteinte à la sécurité de l’Etat, essayer de les étouffer économiquement. Mais d’autres stratégies se routinisent : humilier, disqualifier, intimider en envahissant la sphère privée, en montant des dossiers « sexe », etc. Les principales victimes sont des militants, des journalistes, des protestataires, mais aussi de simples chercheurs.

Charlotte Bozonnet

Le Monde, 14 septembre 2018