Ruines du
quartier de Baba Amr (Homs)
à travers la caméra d’un touriste (MEE/Pablo
Sigismondi)
BEYROUTH, Liban – Les artères de Beyrouth sont connues dans la région
comme un défi à la raison. Des voitures recouvertes de poussière, des bus qui
font la navette et des mobylettes à l’équilibre précaire s’affrontent dans une
lutte quotidienne où il s’agit de réagir et non de réfléchir.
Des pick-up remplis d’ouvriers du bâtiment syriens
foncent au milieu d’un tintamarre de klaxons et de bips qui résonnent dans la
chaleur suffocante. Cependant, malgré le chaos qui en résulte, ces artères sont
les principales voies de communication qui relient Beyrouth à Damas.
Mohammed est un chauffeur de taxi
« spécial ». Middle East Eye l’a rencontré dans un café du
quartier d’Hamra à Beyrouth. Son activité ? Conduire des Occidentaux à
travers le pays, pour les emmener dans des endroits qui ne figurent pas dans le
guide touristique Lonely Planet : « Je veux montrer aux Européens
le Liban caché. À Baalbek, il y a des endroits que vous ne verriez pas en prenant
le bus de [la gare routière] Charles Helou. »
Avant de devenir chauffeur, Mohammed était infirmier.
Il s’est rendu compte qu’il gagnerait mieux sa vie et prendrait plus de plaisir
au travail en emmenant des aventuriers dans des voyages atypiques.
Pour une journée à Baalbek, il prend 100 dollars pour
la voiture, divisés entre quatre voyageurs : 25 dollars par personne pour
visiter les champs de cannabis de la plaine de la Bekaa et rencontrer son
cousin Mahdi, membre du Hezbollah, est une bonne affaire.
En fumant son narguilé, Mohammed raconte à MEE
le jour où des touristes occidentaux l’ont persuadé de les amener en Syrie, à force de le
faire culpabiliser. « Ils avaient demandé à aller à la frontière
[libano-syrienne]. J’ai accepté. J’y avais déjà été et je pensais que nous
reviendrions rapidement après l’avoir vue. »
La curiosité des touristes a rapidement mis Mohammed
dans une situation délicate. « Nous sommes arrivés à la frontière et ils
ont dit qu’ils allaient appeler un taxi pour les amener à Damas. » Depuis
leur arrivée à Beyrouth, Mohammed avait sympathisé avec ces jeunes hommes. Il
avait été leur chauffeur pour Baalbek et il trouvait cela irresponsable de les
laisser entre les mains d’un nouveau chauffeur. Les garçons ne parlaient pas un
mot d’arabe et, comme il n’arrivait pas à les faire revenir sur leur décision,
il s’est dit qu’il devait les accompagner.
Les taxis libanais ne pouvant pas passer la frontière,
il décide alors de venir avec eux comme passager après avoir garé sa voiture
dans un village et payé un chauffeur 100 dollars pour les emmener à Damas.
Mohammed tire une bouffée et relève sa lèvre
supérieure gauche, expirant un nuage de fumée à la pomme et à la menthe
au-dessus de sa tête, ce qui lui donne des airs d’Elvis Presley. « On ne
s’est même pas rendu compte qu’on était en Syrie. On a passé la frontière
libanaise mais les check-points syriens ressemblaient aux check-points libanais.
Le téléphone du chauffeur a bipé et un message est apparu disant qu’on était en
Syrie. C’est comme ça qu’on s’en est rendu compte. »
Des check-points et la prison
Entre la frontière libanaise et syrienne, il y avait
une zone tampon avec un maillage serré de check-points. Plutôt que d’emprunter
le chemin le plus direct pour rejoindre la frontière, le chauffeur est passé
par la montagne, contournant le point de passage officiel de la frontière.
Le chauffeur avait déjà emprunté cet itinéraire et
pensait attendre les touristes à Damas puis les ramener au Liban en empruntant
le même itinéraire, passant outre le besoin de tampons d’entrée et de sortie
sur le territoire syrien, des tampons qui leur auraient attiré des ennuis à
leur retour dans leur pays. S’il avait su, Mohammed n’aurait pas accepté de
venir.
En voyant Damas se profiler à l’horizon, Mohammed
s’est rendu compte du danger de vouloir entrer dans la ville clandestinement.
Il obligea le chauffeur à rebrousser chemin et à revenir au check-point syrien
officiel. « J’étais vraiment en colère. Ce chauffeur avait exposé mes amis
à un danger potentiel. »
Si Mohammed a paniqué, c’est parce qu’il a pensé à une
loi récente du président syrien Bachar al-Assad selon laquelle les étrangers rentrant illégalement en Syrie
encourent une peine de un à cinq ans de prison.
À leur retour au check-point officiel, sur la route
venant de Damas, sans surprise, les gardes-frontières se sont montrés méfiants.
Ils ont réprimandé Mohammed et le chauffeur en arabe : « Vous savez
ce que je vais faire ? Je vais jeter vos amis en prison pour une semaine
parce qu’ils essayent [de rentrer en Syrie] illégalement. » Le
garde-frontière a emmené le chauffeur de location. Le groupe ne l’a jamais
revu.
Heureusement pour les touristes, Mohammed était
autorisé à téléphoner. « J’avais un ami pas loin. Il fait partie du
Hezbollah et est venu m’aider. » L’ami de Mohammed est arrivé et a parlé
au garde-frontière à l’écart pendant une heure et demi.
Lorsque les deux hommes sont revenus, ils avaient
conclu que la seule solution était d’annuler les tampons d’entrée obtenus au
point de passage de la frontière libanaise. Sous le coup de la colère, l’ami de
Mohammed lui a dit qu’il ne voulait plus jamais le revoir. Il les a pris dans
sa voiture et les a laissés à 20 kilomètres à l’intérieur de la Syrie. Les
quatre passagers ont dû rentrer à pied au Liban. Mohammed et son ami ne se sont
plus parlés depuis.
Après cette aventure cependant, Mohammed a appris les
règles du tourisme extrême. Il prend maintenant 170 dollars l’excursion pour la
journée à Damas. Récemment, il a emmené deux Italiens dans cette ville chargée d’histoire. Il a
traversé la frontière sans difficulté, passant la journée dans la vieille ville
à manger du kebab halabi (kebab à la mode d’Alep) et à se promener dans
la Grande Mosquée des Omeyyades.
Ryan Fahey,
Site Middleeasteye.net, 20
novembre 2013
Traduit de l'anglais (original) par Pierre de
Boissieu