Il est erroné de voir dans les interventions
militaires occidentales la cause principale du terrorisme djihadiste. Les liens
de causalité entre interventions et terrorisme sont assez ténus, y compris en
ce qui concerne la France.
Dès le lendemain du 13 novembre 2015, quelques
intellectuels ont cru bon de mettre en cause la politique extérieure de la
France, et de lui attribuer une large part de responsabilité indirecte dans les
attaques qui ont endeuillé notre pays.
Mais il faut se méfier, dans ce domaine, des
raisonnements simplistes et des causalités douteuses. Bien sûr, il arrive que
les interventions soient une cause de terrorisme, mais c’est au fond assez
rare.
Les interventions militaires ne
génèrent pas forcément le terrorisme
La plupart des grandes interventions militaires ne
génèrent pas de terrorisme. A-t-on vu les Irakiens détester l’Europe après la
guerre du Golfe ? Les Serbes nous poursuivre de leur vindicte après le Kosovo ?
Les attentats se multiplier à cause de notre intervention en Libye ? Dire que
les bombardements conduisent à « mobiliser une partie des peuples au
Moyen-Orient contre nous » (Dominique de Villepin) est simpliste. Les «
dommages collatéraux » créeraient nécessairement des rancœurs inextinguibles ?
Ils sont parfois significatifs, et des erreurs inexcusables sont commises. Mais
les victimes civiles sont inévitables dans toute guerre, et acceptables si le
bénéfice attendu est supérieur au coût possible en vies humaines.
Y a-t-il aujourd’hui une haine de l’Amérique en
Allemagne et au Japon, alors même que les bombardements meurtriers du second
conflit mondial relèveraient aujourd’hui du crime de guerre ? Les populations
des villes normandes rasées par les raids américains poursuivent-elles les
États-Unis de leur haine ?
En Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, les
bombardements sont rarement un facteur de recrutement et de motivation pour les
groupes terroristes (études assez précises sur impact des frappes de drones).
Faire du terrorisme au Mali en 2012 une conséquence directe de l’intervention
internationale en Libye en 2011 est peu convaincant : on a trouvé peu d’armes
des arsenaux du colonel Kadhafi au nord-Mali.
Daesh n’est pas l’enfant de
l’intervention américaine en Irak
Le développement du terrorisme en Irak après 2003
n’avait rien d’inévitable, et la responsabilité américaine – indirecte – n’est
qu’une partie du problème. Ses racines se trouvaient aussi dans la « campagne
d’islamisation » menée par Saddam Hussein à partir de 1993, donnant naissance à
ce que l’on a parfois appelé le « baasisme-salafisme ». Si l’occupation de
l’Irak avait été mieux préparée (contrairement au Département d’État – et aux néoconservateurs
– MM. Cheney et Rumsfeld se moquaient totalement de la reconstruction de la
société politique irakienne), si l’armée et le parti Baas n’avaient pas été
dissous, nous n’en serions peut-être pas là. Faire de Daesh l’enfant de
l’occupation américaine est un raccourci douteux. En 2010, Al-Qaeda en Irak
n’existait quasiment plus. C’est la politique du Premier ministre Nouri
al-Maliki, soutenue par Téhéran, qui l’a ressuscitée. Et Daesh n’aurait jamais
crû si rapidement sans la répression syrienne, la guerre civile et son
instrumentalisation par Bachar el-Assad n’avaient pas eu lieu.
Le terrorisme peut se développer
sans interventions militaires
A l’inverse, le phénomène djihadiste n’a pas besoin
des interventions pour se développer, comme on le voit tous les jours en Asie
du sud (Inde, Pakistan, Bengladesh), ou en Afrique (Nigéria, Centrafrique). Nul
besoin d’intervenir pour être menacé : quand Daesh menace l’Allemagne en le
traitant de « pays croisé », on peine à reconnaître notre voisin. L’intersection
des deux cercles « interventions » et « terrorisme » est donc limité.
Ne pas intervenir peut accroître la
menace terroriste
Quand on parle du coût des interventions en termes de
terrorisme, il faut ouvrir la réflexion : cela aurait souvent pu être bien pire
sans intervention…
Si l’on avait laissé l’Afghanistan être le sanctuaire
d’Al-Qaeda, croit-on que cette organisation serait moribonde ? Personne ne peut
dire que c’était une bonne chose d’envahir l’Irak, mais en imaginer
sérieusement que le pays serait aujourd’hui un havre de paix et de stabilité si
les Américains n’avaient pas renversé Saddam Hussein est une hypothèse pour le
moins hasardeuse – tout aussi probable qu’on aurait une situation analogue à
celle de la Syrie…
De même en Libye, le point de non-retour était déjà
atteint en février 2011 avant l’intervention : peut-on penser sérieusement que
l’État libyen aurait pu retrouver son intégrité même en l’absence
d’intervention ?
Le meilleur exemple est sans doute celui de la Syrie :
comme le rappelle Jean-Pierre Filiu, la décision américaine de non-intervention
en septembre 2013 a signalé le début de l’expansion fulgurante de Daesh.
La France est menacée qu’elle
intervienne ou non
Qu’en est-il plus précisément en ce qui concerne la
France ?
Le terrorisme peut être lié à notre politique
étrangère : cela a été le cas dans les années 1980 à propos de l’Irak, du
Liban, de la Libye. Mais l’hypothèse de la revanche terroriste n’est pas en soi
une raison a priori de ne pas intervenir. En 1983, fallait-il laisser le
Liban descendre dans l’enfer ? En 2001, fallait-il laisser l’Afghanistan
devenir un sanctuaire pour Al-Qaeda ? En 2016, faut-il laisser Daesh s’étendre
des deux côtés de la ligne Sykes-Picot ?
Il ne faut pas inverser les responsabilités : les interventions
françaises ont souvent lieu à cause de la menace terroriste. C’était le
cas au Mali (menaces sur les ressortissants français et prises d’otages). C’est
le cas en Irak et en Syrie.
La plupart des interventions françaises ne génèrent
pas de terrorisme. L’Irak en 1991, la Libye en 2011, nos interventions en
Afrique n’ont pas généré d’actes de terrorisme irakien ou libyen ou africain
sur notre sol.
Et la plupart des actes de terrorisme en France n’ont
pas grand-chose à voir avec les interventions militaires françaises. Les
attentats de Carlos en 1982, celui de la Rue des Rosiers la même année, celui
de l’ASALA en 1983 n’étaient pas liés à nos interventions. La campagne de
1985-1986 relevait de la coercition : il s’agissait de libérer de soi-disant « prisonniers
politiques ». Les attentats de 1995 relevaient de la problématique de la guerre
civile en Algérie et de tentatives d’instrumentalisation de la France. En 2000,
on a déjoué un attentat à Strasbourg qui aurait pu être d’une extrême gravité –
de nouveau, rien à voir avec nos interventions.
Enfin, ni Mohamed Merah, ni Medhi Nemmouche, ni les
frères Kouachi n’étaient motivés par nos interventions militaires. Ahmed
Koulibaly prétend agir en rétorsion contre l’intervention en Irak mais s’en
prend… à un quartier juif en banlieue et à un magasin cacher à Paris. Cherchez
l’erreur.
Le 13 novembre n’a pas été causé par
nos interventions
Quid des attentats de novembre ?
D’abord, soyons lucides sur la rhétorique de Daesh :
l’organisation tente de nous enfermer dans un choix diabolique : la soumission
ou l’intervention au sol afin de refermer sur nous un « piège afghan ».
Notons ensuite que l’intervention en Irak et en Syrie
n’est que la troisième des motivations de Daesh (« Avoir osé insulter le
prophète », « S’être vantés de combattre l’islam en France », « Avoir frappé
les musulmans en terre du Califat »). Et que le Bataclan avait été menacé dès
2009 du fait de l’identité de ses propriétaires. Laissons parler Gilles Kepel :
« Je suis persuadé que les djihadistes auraient de toute façon trouvé un
prétexte ». Nous sommes ciblés pour ce que nous sommes : une ancienne puissance
coloniale au Moyen-Orient, un pays laïc (« capitale de la prostitution et du
vice »), et un État hébergeant la plus grande population musulmane d’Europe :
c’est sur notre terre que Daesh espère causer la guerre civile. Et inverser le
flux des migrants…
Enfin, causalité n’est pas responsabilité. Dire que
celui qui est intervenu est responsable des actes commis (c’est la thèse du «
retour de bâton ») revient au fond à dire que les journalistes de Charlie-Hebdo
sont responsables des attentats de janvier 2015.
Bruno Tertrais
Fondation pour la Recherche
Stratégique, 15 février 2016