Une membre
de la famille proche de Qandeel Baloch montre des photos de la star des réseaux
sociaux assassinée en juillet. Photo Asim Tanveer. AP
Des amendements permettant
de réprimer les exécutions familiales ont été adoptés jeudi.
Cet été, l’assassinat par son frère de Qandeel Baloch, une star
d’Internet, avait provoqué une vague d’indignation.
«En tant que femmes, nous devons nous défendre, nous
défendre les unes les autres. Nous tenir droites. Je me battrai pour cela. Rien
ne m’arrêtera», écrivait sur
Twitter et Facebook le 14 juillet Qandeel Baloch.
Deux jours plus tard, la «Kim Kardashian pakistanaise», comme la
surnommait la presse locale, était étranglée par son propre frère sur le toit
de leur maison familiale à Multan, dans l’Etat pakistanais du Pendjab.
Interviewé par la télévision lors de son arrestation, ce dernier se disait «fier»
de l’assassinat au nom de «l’honneur de la famille». Mais son père
réclamait justice, rompant avec la tradition du «pardon» qui permet aux auteurs
de ce type de crimes d’échapper à un procès si la famille
de la victime accepte des excuses ou un arrangement financier.
La notoriété de Qandeel Baloch, le soutien de ses
parents, l’impudence de l’assassin ont fait l’effet d’un coup de tonnerre dans
le sous-continent. «Aujourd’hui, nous avons du sang sur les mains. Les
hommes qui tuent au nom de l’honneur, et ceux qui sont restés silencieux», avouait
un éditorialiste du quotidien pakistanais Dawn.Quelques jours après, le
Parlement relançait la procédure pour durcir la loi fédérale de 2005. Et
jeudi, les législateurs ont enfin adopté, à l’unanimité, des amendements qui
comblent les pires lacunes de la loi contre les «crimes d’honneur», ainsi
qu’une loi punissant plus sévèrement le viol. L’ancienne sénatrice d’opposition
à l’initiative du projet législatif, Sughra Imam, du Parti du peuple pakistanais (PPP),
s’est félicitée de cette victoire : «Aucune loi n’éradique entièrement
un crime. Mais au moins, elle n’autorisera plus les pires comportements
impunément.»
Genre et sexualité
Née il y a vingt-six ans à Lahore, diplômée d’un
master en arts, Qandeel Baloch était bien plus que la «starlette en vogue
sur les réseaux sociaux» présentée hâtivement par la presse. Belle brune
aux grands yeux, chanteuse, comédienne, mannequin, elle mettait sa vie en scène
pour un million de followers sur Twitter, Facebook et Instagram, maniant la
provocation avec beaucoup d’humour. Elle avait fait sensation ce printemps en
promettant un strip-tease si le Pakistan gagnait la Coupe du monde de cricket -
un pari peu risqué au vu des performances de l’équipe cette année. Une semaine
avant son assassinat, elle publiait le clip Ban («interdit») dans
lequel, en body en dentelle et la fesse allumeuse, elle se moquait des règles
imposées aux femmes pakistanaises.
«Elle était très différente d’une Kardashian, confie Faiza Mushtaq, sociologue à
Karachi. Ses performances sur le genre et la sexualité, dans le contexte de
la société pakistanaise, étaient extrêmement troublantes, audacieuses et
risquées.» Fouzia Azeem (son vrai nom) venait d’une famille pauvre de
douze enfants et était devenue célèbre en 2013 lors de son audition
pour l’émission de télé-réalité Pakistan Idol. Unique source de
revenus de la famille, «elle était très consciente du handicap dû à son
milieu social, mais compensait par des tonnes d’ambition et sa maîtrise des
réseaux sociaux», analyse la chercheuse. «Ce n’est pas la première
célébrité étiquetée à la fois "sex-symbol" et "mauvaise
femme", mais c’était la seule à assumer un discours si clairement
féministe. Pour cela, elle était la cible d’une haine au vitriol, véhiculée par
une vision du monde culturelle et religieuse profondément misogyne et
conservatrice», ajoute-t-elle.
Les crimes d’honneur sont un fléau dans le pays.
En avril, la Commission pakistanaise des droits humains déplorait la mort
de 1 096 femmes tuées en 2015 par des proches, contre 1 000
en 2014, et 869 en 2013. Les auteurs du rapport précisaient que
beaucoup de règlements de comptes, en général intrafamiliaux, ne sont pas
enregistrés. Et expliquaient l’augmentation du phénomène par «l’évolution
des modes de vie, qui donne du pouvoir aux femmes via Internet et se télescope
avec les normes sociales traditionnelles». Consignée à la maison, la femme
est traditionnellement traitée comme la propriété de son mari et de sa famille.
Depuis des décennies, les défenseurs des droits
humains se battent pour que les crimes d’honneur soient clairement condamnés
par la loi. Les nouveaux amendements interdisent le «prix du sang». Jusque-là,
le versement d’une somme à la famille (évaluée à 1 500 euros en moyenne
dans le cadre des meurtres de femmes) suffisait à éviter les poursuites. C’est
en théorie la fin de l’impunité même si, pour les rares cas jusque-là portés
devant la justice, les enquêtes bâclées et la difficulté de faire parler des
témoins impliqués dans les histoires familiales aboutissent souvent à la relaxe
des accusés.
«Même si beaucoup de parlementaires étaient clairs sur
le besoin de changer la loi, ce n’était pas jusque-là la majorité, explique Farida Shaheed, rapporteure
spéciale auprès de l’ONU sur les droits humains et directrice du Forum
pakistanais d’action pour les femmes. Depuis des mois, il y avait chaque
jour des histoires horribles de femmes et de jeunes filles assassinées parce
qu’elles voulaient décider de leur vie. Les amendements avaient été proposés il
y a plusieurs années, et avaient même été votés au Sénat. Mais ils n’avaient
pas été présentés à temps à la Chambre basse.»
Dispute conjugale, soupçon d’adultère, bru à qui on
refuse l’héritage… le mobile des «crimes de déshonneur», comme les appelle
un ancien juge, est (comme pour le «blasphème») bien loin de celui qui est
affiché. Fin juillet, le viol et l’assassinat d’une Anglo-Pakistanaise qui
avait divorcé de son cousin germain pour se remarier et vivre à Dubaï avaient
de nouveau secoué le pays. Selon l’enquête, les parents, la sœur et l’ex-mari
de la jeune femme avaient organisé le guet-apens avec la complicité de la
police locale.
«Un vieux patriarcat»
En théorie, les hommes sont également soumis à ces
vengeances, mais ils sont beaucoup moins nombreux à être visés
(88 recensés en 2015) par une tradition qui s’avère plus culturelle
que religieuse : en juin, une adolescente appartenant à la minorité
chrétienne a été tuée «pour l’honneur» à coups de bûche par son
frère à Sialkot, car ses parents refusaient son mariage d’amour. Pour Farida
Shaheed, «ça n’a rien à voir avec l’islam. Quand la loi pakistanaise avait
été transformée en "loi islamique" par le dictateur Zia-ul-Haq, la
clause de "provocation grave et soudaine" qui justifiait la légèreté
des peines avait été supprimée. Mais les juges ont continué à l’utiliser.
Là, on est plutôt face à un vieux patriarcat, comme celui qu’on trouve en
Sicile ou en Amérique latine.» Un patriarcat dont les femmes sont souvent
les complices, voire les premières actrices : au printemps, quatre filles
qui voulaient échapper à leur mariage forcé ont été brûlées vives par leurs
mères.
Juste avant le meurtre de Qandeel Baloch,
le Conseil de l’idéologie islamique, un organe consultatif sous le feu des
critiques après avoir déclaré en mai qu’«une femme peut être battue
légèrement par son mari», s’était enfin décidé à condamner les crimes
d’honneur. Pour autant, la bataille est loin d’être gagnée. Trente groupes
religieux, y compris le principal parti islamiste (Jamiat Ulema-e-Islam),
réclament toujours l’abrogation d’une loi votée au Penjab en février, qui
criminalise la violence sur les femmes, arguant qu’elle va «augmenter le
taux de divorce» et «détruire le système familial traditionnel».
Nouvelle génération
Qandeel Baloch, méprisée avant sa mort par les
intellectuels, était la figure de proue d’une nouvelle génération de la classe
moyenne qui étouffe sous le carcan de la société. Elle venait d’être
sélectionnée pour Bigg Boss, la plus célèbre émission de télé-réalité
indienne. Jamais avare d’une provocation, elle n’avait pas hésité à tourner en
dérision un illustre mufti en publiant un selfie ahurissant pris avec lui dans
une chambre d’hôtel, où elle apparaît affublée de la calotte du religieux.
Après le scandale, la jeune femme avait été bombardée de menaces de mort et le
barbu exclu des instances religieuses où il siégeait. Après l’assassinat, le
mufti s’est félicité que «le destin de Baloch serve de leçon à ceux qui
voudraient se moquer des personnages religieux». Accusé par la mère
d’avoir commandité le meurtre, il fait l’objet d’une très molle enquête
policière.
La plus grande victoire de Qandeel Baloch aura donc
été posthume. Si la notion de «pardon» n’a pas totalement disparu de la loi,
puisqu’elle permettra aux criminels d’échapper à la peine de mort, ils ne
pourront néanmoins pas se soustraire à un procès et
à un emprisonnement incompressible de douze ans
et demi. Reste à l’appliquer. Kamal Siddiqi, directeur du grand quotidien The Express Tribune,
confie à Libération : «Le plus gros défi n’est pas de faire
voter les amendements, mais de les mettre en œuvre.»
Laurence Defranoux
Libération, 7 octobre 2016