Tahar Ben Jelloun
La Méditerranée est en train de se transformer en un
cimetière, le plus grand cimetière de la région, un cimetière gourmand qui ne
cesse d’avaler les nouveaux «damnés de la terre» et d’enrichir des marchands de
la mort.
Les guerres qui déchirent la Syrie, l’Irak et la
Libye, entre autres, ont pour conséquences inattendues de pousser des familles
entières à accepter le marché proposé par des passeurs mafieux, en vue de
trouver une terre d’asile en Europe. Ils savent qu’ils risquent leur vie et
acceptent de payer et de fuir sur des barques douteuses.
Il n’y a pas que les clandestins subsahariens qui
meurent au large des côtes méditerranéennes. A présent, des réfugiés syriens,
libyens et irakiens perdent leur vie, noyés.
900 morts depuis janvier 2.015 dont 400 cette semaine.
L’an dernier, on a compté 3.500 noyés. Ces chiffres font moins de bruit que
ceux des 150 malheureux voyageurs montés à bord de l’Airbus 320 détruit par la
folie du copilote. Pourtant, toutes les morts se valent. Mais les médias ne
cessent de rapporter ces chiffres de plus en plus importants et rien ne change.
Pourquoi ? Parce que l’Europe s’est détournée de ce problème et a laissé
l’Italie se débrouiller toute seule.
Bien sûr, l’Europe comme avait dit un ancien Premier
ministre « ne peut accueillir toute la misère du monde ». Mais elle
pourrait au moins mettre sur pied une politique de coopération avec les pays
d’où partent ces candidats à l’exil. Le problème, c’est que la Libye n’est pas
un Etat. C’est un assemblage de tribus avec deux gouvernements, l’un reconnu
par les Nations Unies, l’autre pas. La Syrie est dirigée par un massacreur de
son propre peuple et se moque pas mal de ceux qui fuient les bombardements,
qu’ils viennent de l’armée de Bachar ou des hordes de Daech. Reste l’Irak dont
le gouvernement ne parvient pas à y garantir l’ordre et la sécurité. Des
voitures piégées ont explosé le 14 avril en plein centre de Bagdad faisant
plusieurs dizaines de morts.
La lutte contre cette immigration désespérée est
difficile. Il est possible d’attaquer les bandes de la mafia qui réclame 5.000
dollars par passager sans lui garantir d’arriver à bon port. On connaît les
filières et on laisse faire.
Il est difficile de convaincre un père de famille, qui
souhaite tenter le tout pour le tout pour sauver sa famille, de renoncer à
l’exil incertain. D’un côté, des bombes tombent partout en Syrie, de l’autre un
petit espoir de réussir à débarquer à Lampedusa. Il sait que les chances sont
minces, pourtant il essaie et, souvent, c’est toute la famille qui se noie.
Si l’Amérique et l’Europe avaient donné un grand coup
à Bachar en août 2013 lorsqu’il avait utilisé le gaz pour tuer la population,
on ne serait pas arrivé à ce niveau de détresse et de tragique. Les puissants
ont abandonné le peuple syrien. L’Amérique de G.W. Bush a détruit l’Irak,
démantelé son armée, laquelle se bat aujourd’hui au côté d’Al Baghdadi, imam
auto-proclamé et patron de Daech. Pendant ce temps-là, Bush coule des jours
tranquilles dans son ranch texan. Aucune instance judiciaire internationale ne
l’a inquiété. Cette impunité nourrit les extrémismes et sert de prétexte à
l’engagement de certains jeunes dans le jihad.
La Méditerranée est en train de se transformer en un
cimetière, le plus grand cimetière de la région, un cimetière gourmand qui ne
cesse d’avaler les nouveaux «damnés de la terre» et d’enrichir des marchands de
mort, des salauds qui profitent du désespoir de ces accidentés de l’histoire.
En outre, il paraît que Daech encouragerait ces
familles à «envahir» l’Europe. Une façon de créer des problèmes aux Occidentaux
tout en se débarrassant de ces citoyens dont certains seraient chrétiens. Le
cynisme et le machiavélisme n’ont pas de limite. Nous vivons une époque où les
actions barbares de ces hordes sauvages sous le drapeau noir d’un islam
détourné, nous rappellent combien l’homme est capable de réduire l’humanité à
ses plus bas instincts.
Ainsi, même dans le désespoir la haine religieuse
trouve des fanatiques pour s’activer.
Des immigrants africains de confession musulmane
partis de Libye pour tenter d’entrer sur le sol italien ont oublié le destin
commun qui devait unir tous les voyageurs et se sont attaqués à des Ghanéens et
des Nigérians chrétiens. La dispute n’a pas été que des échanges de points de
vue, elle est tout de suite entrée dans la violence. Cela s’est passé mercredi
15 avril au moment où l’embarcation était dans le détroit de Sicile. Douze
chrétiens ont ainsi été jetés à la mer par des musulmans. L’horreur est à son
comble. La guerre des religions, attisée par Daech, se répand à présent même
sur des barques de l’exil. Le message de haine de Boko Haram a été entendu par
ces individus qui ont ajouté au malheur la haine et la barbarie.
Tahar Ben Jelloun,
Le 360, 20 avril 2014
Nota de Jean Corcos :
Beaucoup de textes,
poignants, ont été écrits suite à l'actualité horrible apprise juste au moment
où cette tribune fut publiée, et qui donc n'en parlait pas : 800 malheureux
noyés lorsque le chalutier surchargé qui les transportait chavira, au large de
la Libye. On sait que jeudi dernier il y eut, enfin, un sommet extraordinaire
des dirigeants de l'U.E pour prendre des décisions face à ce drame sans
précédent. Quelque part, donc, l'Europe "ne laisse plus l'Italie se débrouiller
toute seule". Mais tout l'historique, dense et implacable dressé par Tahar
Ben Jelloun, reste valable ; et il n'est hélas pas à l'honneur des Occidentaux.