Carte postale datant de 1918. Inscrit au verso, "Soldats turcs avec leurs victimes arméniennes". Fonds ARAM.
Quand les policiers l’interpellent à son domicile,
dans la nuit du 24 au 25 avril 1915, dans le quartier chrétien de Pera, à
Constantinople, la capitale de l’Empire ottoman, Khatchadour Maloumian, alias
Agnouni, est loin d’imaginer qu’il fait partie d’une liste d’intellectuels arméniens
arrêtés cette nuit-là pour les déporter vers Ankara.
Dirigeant politique arménien proche des autorités
jeunes-turques, il a dîné la veille avec Talaat Pacha, le ministre de
l’intérieur du gouvernement du Comité union et progrès (CUP), le parti au pouvoir
depuis le putsch des Jeunes-Turcs, le 23 janvier 1913. Il croit donc à un
malentendu. Il ne sait pas encore que la rafle de 250 personnalités arméniennes
de la capitale fait partie d’un vaste plan d’extermination des Arméniens de
l’Empire, décidé entre le 20 et le 25 mars 1915 à l’issue de plusieurs
réunions du comité central du CUP.
En pleine guerre, soupçonnés de «
trahison »
Les nouvelles du front ne sont pas bonnes pour
l’Empire ottoman depuis son entrée en guerre, le 2 novembre 1914, aux
côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Après la défaite de Sarikamich
en janvier 1915 face à la Russie, pouvoir et médias turcs accusent les
2 millions d’Arméniens ottomans d’être au service des Russes et les
soupçonnent de « trahison » et de « complot contre la
sécurité de l’Etat ».
Les neuf membres de la direction du CUP, dont Mehmet
Talaat Pacha et les docteurs Mehmet Nazim et Bahaeddine Chakir,
profitent du contexte de guerre et de la débâcle de Sarikamich – imputable au
mauvais commandement du ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha – pour
accélérer le processus d’extermination des Arméniens et des
Assyro-Chaldéo-Syriaques, un groupe ethnique chrétien originaire de
Mésopotamie.
Dès l’hiver 1914-1915, au sud de Van (dans l’est de
l’actuelle Turquie) et en Iran, où l’armée turque a lancé plusieurs incursions,
les populations arméniennes et syriaques locales sont massacrées par dizaines
de milliers. En février 1915, sur ordre d’Enver Pacha, les
120 000 soldats arméniens de la IIIe armée, qui surveille
le front caucasien, sont désarmés et forment des bataillons de travail. La
plupart sont exécutés sur place et, fin mai, il ne reste plus de soldats
arméniens dans l’armée d’Enver.
Le gouvernement compte sur l’Organisation spéciale
(OS) pour remplir ces sales besognes. Créé en 1914, ce groupe
paramilitaire dirigé par le docteur Bahaeddine Chakir représente une force de
12 000 hommes : ce sont des Kurdes, des émigrés musulmans des Balkans
et du Caucase et des criminels amnistiés (assassins, violeurs, psychopathes).
Son quartier général se trouve au sein du siège du CUP dans la capitale et elle
utilise 36 « abattoirs » répartis dans tout l’Empire. Outre ces
escadrons de la mort, le gouvernement jeune-turc s’appuie sur la direction
générale de l’installation des tribus et des migrants (DITM), chargée, dans les
provinces, de la planification des déportations.
Une première phase d’extermination
Ces deux organisations respectent à
la lettre le programme en deux phases d’extermination des Arméniens concocté
par la direction du CUP, ce parti-Etat. La première phase, d’avril à
octobre 1915, consiste à vider les six provinces orientales – Bitlis, Van,
Sivas, Erzurum, Diyarbakir, Mamuret ul-Aziz – de leur population arménienne. Il
s’agit des territoires historiques arméniens, objets, depuis le traité de
Berlin de 1878, d’un vague projet de réformes visant à améliorer leur sécurité.
Défendu par les puissances européennes, il ne sera jamais appliqué par le
sultan.
Sur le terrain, tout ne se passe pas comme prévu. A
Van, après les massacres de 58 000 d’entre eux entre janvier et
avril 1915, les Arméniens organisent leur défense et comptent sur
l’avancée des troupes russes pour les sauver. Malgré leur infériorité
numérique, ils résistent jusqu’à la libération de Van par l’armée du tsar, en
mai 1915. Les civils sont évacués vers le Caucase.
A Constantinople, le gouvernement utilise le prétexte
de cette rébellion qualifiée de « trahison » pour décapiter
l’élite arménienne. Dès la fin avril, dans la capitale et toutes les grandes
villes de l’Empire, intellectuels et notables arméniens sont arrêtés puis
déportés et exécutés par petits groupes. A Constantinople et à Smyrne
(aujourd’hui Izmir, dans l’ouest de la Turquie), les Arméniens sont toutefois
épargnés, la Sublime Porte craignant une réaction diplomatique des puissances
européennes.
Déportations de masse
Dès le 24 mai 1915, la Triple Entente, alertée
sur l’ampleur des massacres dans l’Empire, a mis en garde les autorités turques
dans une déclaration commune : « La France, la Grande-Bretagne et
la Russie tiendront pour personnellement responsables ceux qui auront ordonné
ces crimes contre l’humanité et la civilisation. »
35 500
Arméniens sont déportés en avril 1915, 131 408 en mai, 225 499 en juin, 321 150
en juillet et 276 800 en août
Mais, trois jours après, le gouvernement jeune-turc
leur répond par la provocation en légalisant la déportation des Arméniens.
Alors que 35 500 Arméniens sont déportés en avril 1915, les mois
suivants, la cadence augmente fortement : 131 408 déportations en
mai, 225 499 en juin, 321 150 en juillet et 276 800 en août.
Jusqu’à la fin de cette première phase, en octobre, et en tenant compte des
convois en provenance de Cilicie (sud) et de la Cappadoce (centre), ce sont
1,2 million d’Arméniens qui sont envoyés de force vers les déserts de
Syrie et de Mésopotamie, conformément aux ordres du DITM.
Certains déportés sont arrivés à Alep, dans le nord de
la Syrie, par chemin de fer, raconte l’historien britannique Arnold Toynbee
dans son Livre bleu remis aux autorités britanniques pendant la
guerre : « Ils étaient entassés dans des wagons à bestiaux,
souvent répugnants et toujours bondés, et leur voyage était infiniment lent,
car la ligne était congestionnée par leurs nombreux convois et par le transport
des troupes ottomanes. »
Au point de départ des déportations, les hommes,
séparés de leur famille, sont liquidés sur place, alors que les femmes et les
enfants sont voués à l’enfer des longues marches forcées vers les camps d’Alep,
de Deir ez-Zor (est de la Syrie) et de Mossoul (nord de l’Irak). Seuls
400 000 d’entre eux arrivent à destination.
La liquidation des déportés
La deuxième phase peut donc commencer. Elle s’étend
sur toute l’année 1916 et ne répond qu’à une seule question : que faire
des 700 000 déportés massés dans la vingtaine de camps de concentration
ouverts en Syrie, en proie aux épidémies et vivant dans des conditions
d’hygiène effroyables ? Le 22 février 1916, alors que les troupes
russes ont pris la ville-garnison d’Erzurum, cette ancienne capitale arménienne
(Garine) totalement vidée de sa population chrétienne, le gouvernement turc
accélère la procédure d’extermination des Arméniens. Talaat Pacha ordonne la
liquidation de tous les déportés.
Les sites d’Alep, Rakka, Ras-Al-Aïn, Deir ez-Zor et
Mossoul se transforment en camps d’extermination, les fleuves Tigre et Euphrate
sont les témoins silencieux d’un crime sans précédent. Les membres de l’OS
redoublent de zèle et de cruauté, les bourreaux procèdent essentiellement à
l’arme blanche. En cinq mois, de juillet à décembre 1916, le préfet Salih
Zeki, qui a remplacé Ali Souad, jugé trop mou par la direction du CUP, fait
massacrer 192 750 déportés regroupés à Deir ez-Zor, qui deviendra le lieu
symbolique de la destruction d’une nation. Le 24 octobre 1916, près de
2 000 orphelins rassemblés à Deir ez-Zor par Ismail Hakki Bey, « inspecteur
général » des déportations, sont attachés deux par deux puis jetés dans
l’Euphrate.
En 1917, au moment où les armées turques
s’effondrent sur tous les fronts, les forces britanniques découvrent, lors de
leur offensive victorieuse en Syrie et en Palestine, près de 100 000
déportés arméniens vivant dans des conditions répugnantes. Il s’agit
d’individus surtout originaires de Cilicie qui constitueront le premier noyau
des communautés arméniennes de Syrie et du Liban sous mandat français. A la fin
de la Grande Guerre, sur les 2 millions d’Arméniens recensés en 1914
dans l’Empire ottoman, près de 1,5 million ont été massacrés, auxquels il
faut ajouter 250 000 chrétiens d’Orient (Assyro-Chaldéens, Syriaques).
L’exode des rescapés
Les 500 000 Arméniens rescapés des camps et des
déportations ont connu différents destins. Certains se sont installés dans le
Caucase russe avant d’être intégrés dans l’Union soviétique. D’autres ont
immigré en Europe et en Amérique avant d’y devenir des citoyens à part entière.
Enfin, une petite partie est restée à Istanbul, protégée par les clauses du
traité de Lausanne – signé en 1923 entre l’Empire ottoman et les
puissances alliées – sur le droit des minorités religieuses. Sans oublier ceux
qui ont été convertis de force à l’islam ou placés sous la contrainte dans des
familles musulmanes en Turquie.
Quant aux principaux membres du gouvernement
jeune-turc responsables du génocide, ils ont été exfiltrés vers l’Allemagne
alliée avant d’être jugés en 1919, puis condamnés à mort par contumace par
des cours martiales ottomanes. La sentence n’a jamais été appliquée, mais sept
d’entre eux seront toutefois exécutés en 1921 et 1922 par des commandos de
justiciers du génocide des Arméniens dans le cadre de l’Opération Némésis, du nom
de la déesse grecque de la vengeance.
Des documents historiques rares
Il existe peu d’images du génocide des Arméniens. Les
autorités turques ont menacé de mort toute personne qui s’aventurerait à
prendre des photographies des massacres. Cependant, outre les clichés pris par
l’armée russe lors de l’offensive sur le front caucasien dès 1915, d’autres
sources existent, notamment les images d’un officier de la Croix-Rouge
allemande, Armin T. Wegner (1886-1978). Ces photographes travaillant dans la
clandestinité, la plupart des documents qui nous sont parvenus ne comportent ni
date ni mention de lieu.
L’Association pour la recherche et l’archivage de la
mémoire arménienne (ARAM), basée à Marseille, recueille depuis 1997 tous les
documents relatifs à l’histoire du peuple arménien et au génocide. Elle met
régulièrement en ligne sur son site, Webaram.com, des photographies, livres,
journaux, témoignages et documents administratifs.
En décembre 2014, Christian Artin, responsable
d’ARAM, reçoit d’un Français d’origine arménienne une carte postale de l’image
reproduite ci-dessus. Au verso, un message manuscrit en français décrit la
scène : « Ceci n’est pas un trucage mais une photographie qui date
d’avant l’arrivée des Français à Constantinople [1918] et qui représente
des Arméniens pendus sur une place publique. C’est un contraste frappant, dans
ce pays d’Orient aux riches coloris, que des gens à l’aspect assez débonnaires
puissent avoir des mœurs si sanguinaires. Vous voyez les passants circuler
comme si rien n’était devant ces pendus, gratifiés d’un écriteau, et continuer
à vaquer à leurs occupations habituelles. » On ignore le nom de l’auteur du
message et celui de son destinataire.
Gaitz Minassian
Le Monde, 23 avril 2015