Dans cette terre d’Orient, où est né Jésus-Christ il y a deux mille ans, la
présence des chrétiens se réduit comme peau de chagrin. Ils sont autour de
douze millions, majoritairement en Egypte (8 millions) et au Liban (plus d’un
million). L’exactitude des chiffres est loin d’être garantie, tant l’exode est
massif depuis deux décennies et grande la précarité de ces communautés.
Si leur nombre est aujourd’hui modeste, leur
importance symbolique et politique est considérable sur cette terre où sont nés
les trois monothéismes et que les conflits, depuis soixante ans, n’ont cessé
d’éprouver et de déchirer.
Recevant le 21 novembre à Rome les patriarches
orientaux catholiques, le pape François a déclaré: «Je ne me résigne pas à
penser le Moyen-Orient sans chrétiens». Ce 25 décembre 2013 sera pourtant
un nouveau Noël tragique pour cette communauté des premiers héritiers du
Christ, installée dans cette région bien avant l’islam (VIIe siècle),
aujourd’hui meurtrie, marginalisée, prise en otage par des forces radicales.
Deux ans après le début des révolutions arabes, auxquelles ils avaient
participé et accroché leurs espoirs de liberté et de démocratie, les chrétiens
vivent une situation d’échec. Leurs rêves de réforme et de pluralisme se sont
envolés.
La principale hémorragie remonte à plus loin. En Irak,
les chrétiens étaient plus d’un million, à majorité chaldéenne, avant les deux
guerres du Golfe. Ils ne sont plus que 400.000 aujourd’hui. La plupart ont
émigré en Amérique du Nord et du Sud et en Australie. Ceux qui sont restés,
dans un pays toujours écartelé par les affrontements entre sunnites, chiites et
kurdes, sont loin d’avoir retrouvé la sécurité. Les réfugiés ne sont pas
revenus dans un Irak toujours aussi instable.
En Egypte, en deux ans de révolution, plus d’une
centaine d’églises, écoles, centres sociaux et dispensaires, appartenant aux
deux Eglises coptes, orthodoxe (très largement majoritaire) et catholique, ont
été saccagés. Avant 2011, les coptes subissaient déjà des violences ponctuelles
dans les villages ruraux de Haute-Egypte, infiltrés par les groupes islamistes,
et en ville.
L’attentat à la bombe qui a frappé une église
d’Alexandrie à la Saint-Sylvestre 2010, faisant des dizaines de victimes, avait
même été un facteur de mobilisation avant la révolution de la place Tahrir au
Caire qui a renversé le régime Moubarak. Au quotidien, les chrétiens sont
victimes aussi de discrimination dans l’accès à la fonction publique, à
l’armée, à l’université. La construction d’églises est soumise à des procédures
longues et humiliantes.
La violence des Frères musulmans
Avec la victoire des Frères musulmans, l’arrivée au
pouvoir de Mohamed Morsi et la montée des courants salafistes, ce climat de
discriminations et de violences s’est aggravé. L’imposition rapide à toute la
société d’un droit musulman a profondément heurté la communauté chrétienne. Les
coptes sont entrés dans l’opposition. Ils ont milité pour un changement de
régime et le renversement du gouvernement Morsi, en juillet 2013, a été salué
dans leurs rangs.
Ils en paient aujourd’hui le prix. Dans les milieux
extrémistes, ils passent pour les soutiens d’une armée égyptienne qui a repris
le contrôle du pouvoir. Les attaques contre les églises, les écoles tenues par
des religieux, ou contre de simples habitations chrétiennes incendiées ou
saccagées, ont redoublé.
En Syrie, la communauté chrétienne (8% de la population)
est l’une des plus anciennes au monde. Terre de saints, de théologiens, de
moines, d’ermites, elle est un élément majeur de l’histoire sociale et de la
richesse culturelle du pays. Elle a contribué activement à son développement.
Ses Eglises ont longtemps soutenu le régime alaouite
de Hafez el-Assad et de son fils Bachar. Malgré l’absence d’Etat de droit, la
laïcité promue par le régime leur paraissait une garantie suffisante contre les
risques de stigmatisation et d’explosion communautaire. Si des leaders
chrétiens ont participé dès le début à la rébellion syrienne, la hiérarchie des
Eglises ne s’est jamais départie de sa loyauté et de sa soumission au régime,
malgré l’ampleur de la répression et des exactions conduites par l’armée
syrienne. Bachar el-Assad se prévaut d’être le défenseur des chrétiens et des
minorités contre les «terroristes».
Otages d'Assad
Trois ans après l’éclatement de cette rébellion et la
mort de 120.000 combattants et civils, ce soutien des chrétiens au régime Assad
ne les a pas épargnés. Sur les 1,5 million de réfugiés syriens, qui survivent
au Liban ou en Turquie dans des conditions de misère épouvantable, on
compterait 450.000 chrétiens. Comme hier en Irak —où les chrétiens avaient été
aussi longtemps fidèles à Saddam Hussein—, les enlèvements, les massacres, les
attaques contre des lieux saints, les menaces d’exil et d’élimination sont
devenus monnaie courante.
Depuis avril 2013, on est sans nouvelles de deux
évêques, Boulos Yazigi, grec-orthodoxe, et Yohanna Ibrahim, syrien-orthodoxe,
enlevés au nord d’Alep, alors qu’ils menaient une mission de médiation pour la
libération de deux prêtres kidnappés par des groupes islamistes. En août,
c’était au tour du père jésuite italien Paolo Dall’Oglio, figure de la
résistance chrétienne au régime Assad, d’être enlevé alors qu’il tentait
d’obtenir la libération d’otages syriens et occidentaux à Rakka.
Le groupe islamiste EILL (Etat islamique en Irak et au
Levant), le plus violent et le plus sectaire, multiplie
les exactions contre les chrétiens syriens, comme il avait commencé de le faire
en Irak où il est né. En octobre, 3.000 personnes ont été assiégées dans le
village chrétien de Sadad, à une centaine de kilomètres au nord de Damas, où
s’est ouvert un nouveau front opposant l’armée aux milices islamistes. Depuis
décembres, celles-ci contrôlent aussi la ville chrétienne de Maaloula, à
cinquante kilomètres de Damas, célèbre dans tout le monde chrétien parce qu’on
y parle encore l’araméen, qui était la langue parlée par le Christ en
Palestine. Douze religieuses orthodoxes de Maaloula, de nationalité syrienne et
libanaise, ont été enlevées début décembre.
Pris entre le marteau chiite et
l'enclume sunnite
Les chrétiens syriens, comme leurs voisins du Liban,
également déstabilisés par cette guerre, appellent de leurs vœux les
négociations sur l’avenir de la Syrie, qui devraient s’ouvrir en janvier à
Genève. Ils ont craint la menace d’attaques aériennes contre le pays, brandie par
les Etats-Unis et la France, et approuvé le lancement du processus visant à une
destruction de toutes les armes chimiques trouvées sur le sol syrien. Pour le
moment, soutenus par le pape François, ils réclament un cessez-le-feu garanti
par une autorité internationale.
Selon le chercheur Antoine Basbous, spécialiste des
pays arabes, le nombre des chrétiens du Moyen-Orient (environ 12 millions) sera
divisé par deux dans sept ans, en 2020. Les chrétiens sont en effet parmi les
victimes du choc entre les radicaux des deux camps, sunnite et chiite,
qui rivalisent en Syrie, au Liban, en Irak, à Bahrein, au Yémen.
Dans tous ces pays, les chrétiens ont misé sur la
coexistence des communautés, passant au besoin des compromis avec les
dictatures en place. Ils se sont trompés. Le «croissant chiite» progresse,
marqué par une prolifération de partis qui font allégeance à l’Iran. En face,
c’est le wahabbisme saoudien qui structure l’axe sunnite. Les révolutions
arabes ont échoué. Ni le pluralisme interne, ni l’Etat de droit, ni
l’expression des droits élémentaires n’ont progressé. La situation devient de
plus en plus explosive et celle des minorités de plus en plus fragile.
Henri Tincq
Slate.fr, 22 décembre 2013