Manifestations de Alevis à Istanbul, 12 mars 2007
(cliché Reuters)
L’onde de choc des manifestations de
la place Taksim secoue toujours le quartier d’Okmeydani, à Istanbul. Le soir, ses
rues se hérissent de barricades et des affrontements opposent la police antiémeutes
à quelques poignées de manifestants. La colère ne retombe pas depuis que Berkin
Elvan, un adolescent de 14 ans du quartier, a été plongé dans le coma après avoir
été frappé à la tête par une cartouche de gaz lacrymogène, au mois de juin,
alors qu’il sortait acheter le pain. Après quatre opérations, son état reste
critique.
Depuis les manifestations antigouvernementales du
printemps, la révolte gronde à Okmeydani et dans tous les autres quartiers à
majorité alévie d’Istanbul. Les alévis – minorité issue de l’islam chiite
comptant environ 15 millions de membres en Turquie et politiquement acquise à
la gauche – ont pris une part prépondérante dans la contestation contre le pouvoir
jugé autoritaire de Recep Tayyip Erdogan.
Dans un rapport récemment révélé par le quotidien Milliyet,
la direction de la police turque estime, à partir des 5 500 dossiers de gardés
à vue, que 78 % des manifestants sont alévis. La nouvelle a provoqué un tollé à
l’Assemblée nationale. « Comment la police a-t-elle établi ce chiffre ?
Est-ce que votre gouvernement fiche les citoyens alévis de Turquie ? », a
interpellé le député de l’opposition et avocat Sezgin Tanrikulu.
Ce rapport confirme un sentiment de discrimination
solidement ancré. Les organisations culturelles et politiques, rassemblées
début novembre, ont dénoncé une politique d’« assimilation forcée » de
l’Etat et une réislamisation de la société par le gouvernement
islamo-conservateur.
ATTEINTE À LA LIBERTÉ DE CROYANCE
La communauté alévie a été la grande oubliée du «
paquet de réformes démocratiques », annoncé fin septembre par M. Erdogan.
Le gouvernement refuse d’accorder aux cemevi, les maisons de prière où
se déroulent les cérémonies religieuses, le statut de lieux de culte. Le député
du parti au pouvoir Mehmet Metiner les a même assimilés à « des foyers
terroristes ». Et les enfants doivent suivre les cours de religion à
l’école, un enseignement centré sur l’islam sunnite majoritaire, malgré un
jugement de la Cour européenne des droits de l’homme demandant à la Turquie d’y
mettre fin.
Cette attitude est une atteinte à la liberté de croyance,
selon Veli Gülsoy, le dede, le chef spirituel et communautaire, du
cemevi du quartier de Gazi, un bastion historique : « On fait toujours
semblant de ne pas nous entendre , mais nous résisterons, comme toujours. »
Zeynel Odabasi, le responsable du centre culturel Pir
Sultan Abdal, accuse : « Ceux qui nous gouvernent refusent notre existence.
Cela fait des siècles que nous sommes tués, massacrés, niés dans ce pays. Nous
souffrons et vivons un état de siège qui ne dit pas son nom. »
PLUSIEURS JOURS D'ÉMEUTES
Début octobre, Gazi a vécu plusieurs jours d’émeutes
après l’assassinat de Hasan Ferit Gedik, 20 ans, militant du Halk Cephesi
(Front du peuple, extrême gauche), abattu à Gülsuyu, un autre “ghetto”. Trois
jours plus tard, le cercueil était porté au cimetière des « martyrs »,
encadré par des militants masqués et armés, couvert drapeaux rouges et suivi de
plusieurs milliers de sympathisants. « Une foule énorme », raconte Ufuk,
un lycéen qui monte la garde à l’entrée. « Du jamais-vu depuis
l’enterrement, en 2008, de Dursun Karatas », dit-il en désignant la tombe
de « l’oncle », le fondateur du DHKP-C (Parti-Front révolutionnaire de
libération du peuple).
Ce groupuscule marxiste alévi, classé sur la liste des
mouvements terroristes de l’Union Européenne, a revendiqué des
attentats-suicides récents contre le commissariat de Gazi en 2012, mais aussi
contre l’ambassade des Etats-Unis, à Ankara, en février.
D’après ses proches, Hasan Ferit Gedik a été abattu
par un trafiquant de drogue, membre d’une bande mafieuse qui s’oppose aux
militants pour le contrôle des rues de Gazi. « Il y a depuis quelque temps
des vendeurs de drogue à chaque coin de rue, ils tentent de faire la loi. Qui
les a amenés ici ? », interroge M. Odabasi. Tout le quartier est persuadé
qu’il s’agit là d’une nouvelle manœuvre de l’Etat pour faire fuir les
habitants. « Ils veulent nous chasser pour la rente immobilière et en profiter
pour démanteler les “ghettos” populaires alévis », estime Ali Asker Durgun,
un militant de 24 ans qui manifestait au côté de la victime le jour de
l’assassinat.
DES « PATROUILLES CITOYENNES »
Cette lutte de territoire a poussé les militants du
Front du peuple à réactiver les comités populaires de quartier et des « patrouilles
citoyennes » s’opposent aux bandes mafieuses. Une méthode déjà employée dans
les années 1990, époque sanglante pour les alévis, victimes de la violence
d’extrémistes sunnites et des Loups gris, les milices ultranationalistes
turques. En 1995, dix-huit personnes furent massacrées à l’arme automatique
devant le cemevi de Gazi par un tireur qui ne fut jamais identifié.
« Le peuple attendait une étincelle pour se révolter»,
siffle entre
ses dents Seref, un grand brun mal rasé engoncé dans une doudoune bleue, qui
sort de quatre jours de garde à vue. Les habitants de Gazi ont déjà montré leur
détermination au moment des manifestations de la place Taksim, au printemps, en
bloquant l’autoroute qui longe leur quartier. Un cortège de 50 000 personnes
s’était mis en marche vers le centre-ville.
Depuis, le feu de la révolte couve et certains
militants se radicalisent. « Il y a un ressentiment de plus en plus vif, qui
se transforme en menace pour l’ordre public », prévient le journaliste
Kadri Gürsel. La question alévie, avertissent nombre d’analystes, est en passe
de devenir le principal problème identitaire en Turquie.
Guillaume Perrier
Le Monde, 26 décembre 2013