Mariage, famille... la bataille des
valeurs favorise le rapprochement entre certains catholiques et musulmans. Les
réseaux se tissent et s'entremêlent.
On croise beaucoup de gens au Marco Polo, le
restaurant italien situé près du Sénat, qui appartient à Renato Bartolone, le
frère de Claude, président de l'Assemblée nationale. Le jeudi 30 janvier, Christine Boutin y déjeune.
Elle s'apprête à partir quand elle aperçoit le journaliste Eric Zemmour, qui
partage un café avec l'avocat Karim Achoui.
L'ancienne ministre de Nicolas Sarkozy s'invite à leur
table et leur offre un deuxième café. "La famille, la patrie, la religion
: nous combattons pour les mêmes valeurs", confie Achoui, élu
"personnalité de l'année 2013" par le site communautaire musulman aux
6 millions de connexions mensuelles Oumma.com. Il ajoute : "Autour de moi,
ceux que je sonde se sentent aujourd'hui plus représentés par Alain Soral que par Jamel
Debbouze." Achoui-Boutin, drôle de tandem? Pas tant que ça : nombre de
Français musulmans partagent, depuis quelques mois, les mêmes préoccupations
que la droite ultra.
Additionner les forces
Le 31 janvier, installées dans les moelleuses
banquettes de l'hôtel Lutetia, Christine Boutin et Farida Belghoul, qui se sont
revues le 19 février, en conviennent : il faut additionner leurs forces. La
seconde vient de tétaniser le ministère de l'Education nationale en organisant
les "journées de retrait". A
coups de tracts et de SMS rédigés en français ou en turc, des enfants ont été
retirés de leurs écoles en raison d'un supposé enseignement de la théorie du genre.
Dans certains établissements de Seine-Saint-Denis, le
taux d'absentéisme a atteint 50%. Ce succès et son fondement intéressent
Christine Boutin : des places sur sa liste pour les prochaines européennes,
baptisée "Force vie", seront réservées à des membres de l'entourage
de Farida Belghoul. "Il y aura des musulmans à mes côtés", promet
Boutin. Ils côtoieront Samuel Lafont, une des
figures de la Manif pour tous, tête de liste pour la circonscription Sud-Est,
présent à Paris le 25 février lors de la présentation de l'équipe.
L'islam, "religion de
droite"
Samuel Lafont a l'habitude de croiser des musulmans :
il connaît bien, par exemple, Camel Bechikh. Président de l'association des
Fils de France, ce proche du recteur de la mosquée de Bordeaux appartient au
comité de direction de la Manif pour tous, à la suite de sa rencontre avec
Frigide Barjot dans un café de Montparnasse, en 2012. Le mariage homosexuel
n'est pas son seul sujet.
Le 2 novembre 2013, lors d'une conférence à la mosquée
de Moissy, il tente de convaincre un auditoire initialement un peu sceptique :
"Il n'y a pas d'antagonisme entre l'identité musulmane et l'identité française.
Il peut même y avoir une symbiose." Une symbiose telle que Bechikh a aidé
un chrétien, Marc George, à se convertir. Ancien du Front national, ami de
Dieudonné depuis 2006 et un temps très proche d'Alain Soral, George dirige le
site Média libre et raconte sa transformation religieuse : "J'ai toujours
fondamentalement pensé que l'islam était une religion de droite. Il combat la
pornographie, la promotion de l'homosexualité et défend la famille
traditionnelle. Pour moi, le catholicisme est souvent un peu étriqué, un peu
pincé et sociologiquement trop marqué. D'ailleurs, le cardinal André
Vingt-Trois a condamné Dieudonné."
Si beaucoup de militants, catholiques notamment, s'en
défendent, l'antisémitisme a favorisé le
rapprochement entre des musulmans et les amis de la droite ultra. Lors de la
manifestation "Jour de colère", le 26
janvier, le mot "Juifs ! Juifs ! Juifs !" a été scandé par des
nervis, donnant l'impression qu'un lynchage se préparait. Pour justifier leurs
slogans haineux, les uns et les autres se répètent en boucle le numéro de force
de Benyamin Netanyahou, à Toulouse, le 1er novembre 2012. Ce jour-là, sur
les lieux de la tuerie de Mohamed Merah, le Premier ministre israélien avait
tenu un discours offensif et chanté "Am Israel hai" ("le
peuple d'Israël est vivant"), devant François Hollande, qui avait par la
suite qualifié cette attitude de "pas correcte".
Le juif, cet ennemi commun des fondamentalistes de
l'islam et des ultras du conservatisme, explique aussi le soutien de pays
arabes à des organisations d'extrême droite. La république islamique d'Iran a
vu d'un bon oeil la constitution, pour les élections européennes de 2009, d'une
liste antisioniste en Ile-de-France, emmenée par Dieudonné et Alain Soral. D'un
si bon oeil qu'en mars 2013, à l'occasion d'un déplacement à Nice, Alain Soral
déclare : "Si on a pu faire la liste antisioniste, qui a coûté 3 millions
d'euros, c'est parce qu'on a eu l'argent des Iraniens. Il faut le dire. Il faut
être honnête [...]. Surtout qu'on les a perdus car, pour être remboursé, il
fallait faire 5% minimum." A la fin d'août 2013, dans une vidéo postée sur
Internet, un excolistier de Soral et de Dieudonné, Ahmed Moualek, exige des explications de la part de
ses anciens partenaires. Cherchant à savoir où est passé l'argent, il en
appelle au ministre de l'Intérieur pour faire la lumière sur cette affaire. Sur
son site Internet, Egalité et réconciliation, Alain Soral adopte une ligne de
défense surprenante : "Il faut bien sûr imputer [le chiffre de 3 millions
d'euros] à la fatigue et corriger en 300 000."
En réalité, l'éventualité d'un financement iranien a
déjà fait l'objet d'un signalement au parquet de Paris, à l'initiative du
Conseil représentatif des institutions juives de France, le 17 mai 2013. La
police judiciaire parisienne a alors saisi les relevés de comptes que Dieudonné
avait déposés à la Commission nationale des comptes de campagne, qui les avait
validés. Ces documents font état de 5 796 euros de dons seulement. Aucune trace
de financement par un pays étranger n'ayant été détectée, l'enquête
préliminaire vient d'être classée. A l'extrême droite, cette proximité nouvelle
bouscule les habitudes et pose quelques problèmes de voisinage.
La très catho-compatible Action française a retiré son
soutien officiel à Jour de colère en apprenant celui de Dieudonné. Un membre du
Printemps français dit regretter la mise en avant des musulmans lors des
manifestations contre le mariage homosexuel. La croix et le croissant peuvent
flirter, pas forcément se marier.
Tugdual Denis, Libie Cousteau et Eric Pelletier
L'Express, 5 mars 2014