Signature de "l'accord de Genève", le 24 novembre 2013
(photo AFP)
Introduction :
Vous entendrez, dans ma prochaine émission, Bruno Tertrais,
Maitre de Recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique et qui avait
déjà été mon invité, il y a 4 ans déjà. De l'Iran il sera question, bien sûr,
mais pas uniquement. Sur le sujet du nucléaire militaire, en tout cas, il m'a
semblé nécessaire de partager avec vous cette analyse qu'il a faite quelques
semaines, après le fameux "accord de Genève".
J.C
On a pu qualifier l'accord sur le programme nucléaire iranien signé
le 24 novembre de "percée historique", ou à l'inverse de
"reddition honteuse". Il n'est ni l'une ni l'autre.
Cet accord est-il "historique"?
Seulement dans la mesure où il s'agit de la première fois depuis 2004 que la
communauté internationale, incarnée ici dans le groupe appelé les
"P5+1", ou les "EU3+3", sont parvenus à conclure un accord
permettant de limiter le programme nucléaire iranien. Mais il n'équivaut
nullement à une réintégration de l'Iran dans la communauté internationale.
L'accord de Genève ne couvre que le dossier nucléaire. Le mandat de négociation
donné par le Guide suprême au président Rouhani était limité à ce problème
particulier.
Les contentieux liés au terrorisme, aux droits de
l'homme, ou à la Syrie n'étaient pas sur la table à Genève. Rouhani semble
désireux de changer les choses mais, il est très douteux que le régime iranien
ait renoncé à sa politique de confrontation avec les pays occidentaux, qui est
"dans l'ADN politique de la Révolution" comme le disent les conservateurs
iraniens eux-mêmes. On peut même douter qu'il puisse survivre à une réforme en
profondeur ou à une réconciliation avec les Etats-Unis et leurs alliés, du
moins tant que le Guide Suprême aura la haute main sur le pays...
Il ne s'agit pas non plus d'un accord résolvant la
question nucléaire. Il ne s'agit que d'un accord destiné à bâtir la confiance,
et à ouvrir la possibilité d'un règlement final de cette question. Il permet
aux P5+1 et à l'Iran de tester, de chaque côté, la bonne volonté de l'autre.
Les P5+1 envisageaient depuis longtemps un tel accord, mais l'Iran traînait les
pieds. C'est indubitablement le poids des sanctions qui a conduit Téhéran à
changer d'avis. Certains, notamment en Israël, étaient opposés à toute forme
d'accord intérimaire. Ils craignaient que toute suspension, même temporaire, de
certaines sanctions conduirait à un affaiblissement de l'ensemble du régime des
sanctions.
Les Etats-Unis et l'Europe estimaient au contraire que
cela en valait la peine, et pensaient que l'idée consistant à pousser le régime
iranien jusqu'au point de rupture aurait été une stratégie trop dangereuse.
Signée pour une durée de six mois, l'accord comprend trois parties: des mesures
destinées à ralentir la plupart des activités nucléaires sensibles de
l'Iran ; l'identification des sanctions qui seront suspendues ; les
contours possibles d'un accord final.
Il gèle la production d'uranium enrichi à 20% (qui
fait l'objet des inquiétudes les plus immédiates) et contraint celle d'uranium
enrichi à 5%. Sur l'insistance de la France, les contraintes érigées sur la
production d'uranium enrichi ont été renforcées au regard de ce qu'elles
étaient dans le premier projet rédigé par les Etats-Unis (et qui satisfaisait
l'Iran) début novembre. L'accord allonge ainsi le temps théoriquement
nécessaire à la fabrication d'une "quantité significative" de matière
(la quantité nécessaire pour une bombe) d'un mois à deux mois.
Il suspend la construction du réacteur d'Arak. Cette
installation était particulièrement inquiétante pour deux raisons. D'abord,
parce qu'il avait été découvert plus tôt dans l'année que l'Iran avait le
projet d'expérimenter la séparation du plutonium, confirmant ainsi qu'il allait
probablement ouvrir cette seconde voie possible vers la Bombe. Ensuite, parce
que l'achèvement du réacteur d'Arak l'aurait rendu inattaquable: bombarder un
réacteur une fois que le combustible a été chargé peut causer d'importantes
émissions radioactives. La France a tenu à insister sur l'impératif d'un gel de
toute construction substantielle à Arak.
En échange, les sanctions sur l'exportation de
produits pétroliers, sur les pièces détachées des secteurs de l'automobile et
de l'aviation civile, et sur l'or et les métaux précieux, vont être suspendues.
La Maison Blanche estime que ceci reviendrait à un ballon d'oxygène d'au moins
7 milliards de dollars pour l'économie iranienne.
Enfin, le texte de Genève trace les contours d'un
éventuel accord final : un tel accord inclurait une capacité limitée
d'enrichissement sous un strict contrôle international, et des garanties sur
l'absence d'activités de militarisation. Cet accord final serait valable pour
une durée définie ; ensuite, l'Iran serait traité de la même manière que
tout autre Etat partie au Traité de non-prolifération.
Cet accord a indubitablement des mérites. Il s'agit
d'une tentative louable de créer les conditions d'une négociation sur le fond.
D'un point de vue politique, il donne une chance au nouveau président Rouhani:
il renforce sa position en Iran contre ses opposants. D'un point de vue
technique, l'accord est plus détaillé que les précédentes tentatives (accords
de 2003 et 2004). L'approche des Européens relevait du "chat échaudé qui
craint l'eau froide": ils souhaitaient s'assurer que Téhéran ne pourrait
exploiter d'éventuelles failles d'un accord, comme cela avait été le cas en
2003 et 2004... En un mot, il s'agit d'une nouvelle manière de tester les
intentions iraniennes. Par ailleurs, l'accord comprend des mesures de
vérification qui rendront plus difficile toute éventuelle tentative iranienne
de tricher.
Certains en Iran, mais aussi en Israël et aux Etats-Unis,
ont prétendu que les négociateurs ont octroyé à Téhéran un "droit à
l'enrichissement". C'est faux. Ils ont accordé à Téhéran que l'accord
final pourrait comprendre une capacité limitée d'enrichissement de l'uranium.
Mais l'Iran souhaitait en fait autre chose : l'inclusion dans le texte
d'une reconnaissance explicite du fait que le Traité de non-prolifération
confère, selon lui, un droit abstrait à l'enrichissement. A cette demande
ancienne, les P5+1 ont continué d'opposer une fin de non-recevoir: une telle
reconnaissance aurait rendu très difficile d'exiger ensuite une limitation du
programme d'enrichissement, et aurait créé un dangereux précédent. Bien sûr,
l'on s'attendait à ce qu'à la suite de la signature du texte de Genève, les
négociateurs iraniens reviendraient à Téhéran en prétendant qu'un tel droit a
été reconnu, mais les P5+1 estimaient que le président Rouhani aurait besoin de
sauver la face.
Mais l'accord de Genève n'est pas sans défaut. Il ne
change rien au fait que l'Iran est aujourd'hui, du point de vue technique, un
"Etat du seuil". Si l'Iran en décidait ainsi et ne faisait face à
aucun obstacle, il pourrait mettre au point un engin nucléaire dans un délai
qui se mesure en mois. (Combien de temps exactement ? C'est très difficile
à dire. Cela dépendrait du niveau d'expertise qu'il a atteint dans le domaine
des études de militarisation.) Les P5+1 ont du renoncer à certaines de leurs
exigences précédentes : le transport hors d'Iran du stock d'uranium
enrichi à 20% et la fermeture du site d'enrichissement de Fordo, qui est
enterré sous une montagne.
Il ne clarifie pas l'étendue des activités de
militarisation de l'Iran. Cette clarification est recherchée à travers un autre
canal de négociation, entre l'Agence internationale de l'énergie atomique et
l'Iran. Mais en dépit d'un accord signé le 11 novembre, l'Agence n'a pas encore
été en mesure de faire la lumière sur ce qu'elle appelle pudiquement
les "possibles dimensions militaires" du programme iranien.
Personne ne sait avec certitude si l'Iran a suspendu, arrêté ou continué ses
activités de militarisation...
Il est renouvelable (une fois). Ceci signifie que les
négociateurs ont jusqu'à la fin 2014 pour conclure un accord final. Ceci expose
la négociation à la procrastination iranienne, au relâchement du respect des
sanctions, ou à des événements imprévus. Rappelons par exemple, l'accord
américano-soviétique SALT-2, signé en 1979, avait été tué par l'invasion
soviétique de l'Afghanistan... Et parce que les dispositions provisoires de
vérification, même significatives, restent limitées, ceci pourrait permettre à
Téhéran de conduire de nouvelles activités en secret.
Les contours possibles d'un accord final, tels que
tracés dans le document, soulèvent des questions. Le "Protocole
additionnel" de vérification de l'AIEA, mentionné dans le texte,
suffirait-il au vu du passé de l'Iran, qui est passé maître dans l'art de la
dissimulation et de duperie ? Comment les négociateurs pourront-ils
s'entendre sur un programme d'enrichissement "cohérent avec les besoins
concrets" du pays? Est-il raisonnable d'envisager une clause
d'extinction automatique qui conduirait mécaniquement à traiter l'Iran comme
tout autre Etat après une période déterminée ?
L'accord pose aussi des problèmes politiques. Il a
aggravé la crise de confiance entre Washington et certains de ses principaux
alliés et partenaires au Moyen-Orient. Il évacue également la menace d'une
action militaire américaine -un moyen supplémentaire de pression sur l'Iran-
pour au moins quelques mois.
L'accord de Genève n'est pas un "Munich",
mais il n'est pas non plus un "Camp David". Seules les actions
iraniennes nous diront si le pari valait la peine d'être fait. Deux
indicateurs: l'interprétation iranienne de l'accord et sa mise en œuvre
effective par Téhéran ; et le comportement de l'Iran durant les
négociations sur l'accord final qui vont commencer.
Il n'est pas certain qu'un tel accord final sera
conclu. Personne ne sait si l'ayatollah Khamenei et le président Rouhani ont
abandonné pour de bon l'option militaire, ou s'ils essaient juste de gagner du
temps. Il est probable que l'accord intérimaire de Genève n'a été possible que
parce qu'il ne fermait aucune option à l'Iran à ce stade... Maintenir la
pression sur l'Iran est la seule manière d'accroître la probabilité que Téhéran
fera le choix d'abandonner toute intention militaire, et de savoir si la
stratégie choisie il y a maintenant dix ans par les Européens aura été la
bonne.
Bruno Tertrais
Le Huffington Post, 11
décembre 2013