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12 janvier 2014

De quoi Dieudonné est-il le nom ?




Qui aurait pu imaginer qu'à la fin 2013, en France, un bateleur d'estrade aurait fondé son succès sur un explicite discours de haine des juifs ? Qui aurait pu imaginer qu'il y aurait eu un public pour apprécier ce type de spectacle ? Qui aurait pu imaginer que Roland Dumas, ancien président du Conseil constitutionnel après avoir été ministre des affaires étrangères d'un gouvernement de gauche soit venu en 2006 l'applaudir aux côtés de Bruno Gollnisch et de Jany Le Pen? Qui aurait pu imaginer que cet humoriste patenté soit devenu le porte drapeau sinon le porte parole d'une fusion des extrêmes droites et des extrêmes gauches unies dans un même ressentiment haineux ? Qui aurait pu imaginer qu'une partie de la jeunesse déboussolée des banlieues s'y retrouve ? C'est tout le talent de Dieudonné d'avoir réussi à fédérer ces composantes éparses. 

Comment comprendre ce succès ? Grâce à une astuce de présentation ses discours ne relèvent pas de l'expression politique habituelle. A l'abri de la scène, son spectacle joue de la dérision autant que d'une autodérision feinte. Cet acteur de talent met en scène un malheureux noir, barbare par nature, affrontant des blancs détenteurs des attributs de la civilisation. Ce deuxième degré fonctionne à merveille pour énoncer son propos. A l'abri de cette forme d'humour Dieudonné nomme et dénonce, en mots codés, le vrai pouvoir, la source unique du mal et du malheur des déshérités, des victimes de ce monde cruel. Le pauvre noir, serait même conscient de son statut d'infériorité face à un pouvoir blanc lui même au service d'un super pouvoir caché. Ce super pouvoir caché tirerait dans l'ombre les ficelles du monde. Il commanderait aux puissants qui n'auraient de liberté que celle de le servir et de lui plaire. Ce super pouvoir aurait des antenne locales : le pouvoir sioniste. En Amérique il commanderait cet idiot de Bush ou ce harki d'Obama. En France le CRIF dicterait à Hollande ou pire encore à Sarkozy, la liste de ses menus plaisirs. Le CRIF serait le maître de l'Elysée, convoquerait ministres et serviteurs pour dresser leur bilan, les gronder ou flatter ceux qui l'ont bien servi.

Voilà des années que Dieudonné sème ses graines de haine déjà fertilisées des mêmes ingrédients qui avaient en leur temps fait le succès des Protocole des Sages de Sion. Ce qui s'épanouit aujourd'hui est le résultat d'une histoire, d'une progression lente, nourrie d'apports divers, de formulations diverses. Dieudonné n'est pas l'unique auteur de la situation présente. Bien au contraire, il en est au contraire l'une des résultantes. Il se trouve à la confluence de courants qui fusionnent aujourd'hui dans ce fleuve répugnant. De quoi Dieudonné est-il le nom ? Reprenons la formule d'un intellectuel distingué qui n'est pas étranger à cette émergence. De Faurisson à Edern Hallier, de Bardèche à Jean Marie Le Pen c'est la même rengaine recuite depuis que l'Okrana, la Gestapo ou bien le Mufti de Jérusalem, Hadj Amin el Husseini, en avaient produit les diverses variantes nazies, staliniennes ou arabes. En Amérique, Nation of Islam et Lewis Farrakhan ont servi la même potion alors que le Ku Klux Klan les avait précédés. Ainsi les esclavagistes et les descendants d'esclaves se sont abreuvés à la même source ! Au fil des ans, les désignations ont muté. Les juifs, pardon les sionistes, pardon les israéliens, furent accusés de distribuer des bonbons aphrodisiaques pour corrompre la vertu des femmes égyptiennes, d'avoir dressé des requins pour nuire au tourisme sur les côtes du Sinaï, d'avoir fictivement aidé les victimes du tremblement de terre en Haïti (2010) pour mieux prélever des organes sur les blessés ou les cadavres. Tout ceci bien sur dans projet de commerce lucratif. Faut-il continuer la liste de ces délires ? Ces obsessions inondent les sites internet quand ce ne sont pas les scénarios des programmes télé iraniens ou arabes qui créent des fictions mettant en scène le traditionnel sacrifice d'un enfant non juif pour en prélever le sang destiné à la fabrication de pain azyme. Toute la propagande anti-israélienne visant à démoniser Israël a développé ce type de calomnies moyenâgeuses. Aujourd'hui les procédés se sont modernisés: il s'agit d'attribuer à Israël des crimes identiques à ceux dont les juifs furent victimes. Nazifier Israël en apposant un signe égal entre la Croix Gammée et l'étoile de David en est la dernière figure. De brillants esprits aussi cultivés que progressistes se sont laissés aller à ce type de d'assimilation.

Bien sur Dieudonné n'est pas allé explicitement jusque là. Il connaît les limites de ce que peuvent entendre des oreilles européennes. Il faut donner à ce venin une saveur nouvelle, faire du sioniste et non plus du juif le responsable. Accabler Israël de tous les maux du monde permet de recycler la haine des juifs en haine d'Israël tout en la parant du vernis progressiste et émancipateur des peuples opprimés. C'est ce qui fut tenté à la conférence de l'ONU contre le racisme, tenue à Durban l'été 2001. Dans la nouvelle Afrique de Mandela, c'est bien au nom de l'antiracisme que fut crié "mort aux juifs" dans la ville où Gandhi avait été avocat du temps de l'apartheid.

Faut-il exclusivement chercher ailleurs que sous nos latitudes des exemples de ce travestissement ? L'antisémitisme serait une attitude de droite, fascisante tandis que l'antisionisme serait de gauche, progressiste et émancipateur. Cette imposture intellectuelle date de la fin des années 60 quand après avoir épuisé tous les registres du tiersmondisme rédempteur, la cause palestinienne devint LA cause des causes. En France le surinvestissement du conflit israélo-palestinien a été facilité par les analogies faciles avec la guerre d'Algérie, plaçant Tsahal du côté de Massu et Sharon du côté d'Aussareses. Durant la seconde intifada, avec le retour sur l'histoire de la torture en Algérie, cette identification fut à son apogée symbolique. Dans un élan aussi historiquement analphabète que conceptuellement erroné, le sionisme devenait un colonialisme que la motion de l'ONU de 1975 accablait d'un racisme constitutif. Sioniste ! Quel adjectif qualifiant un projet politique émancipateur et libérateur se trouve aujourd'hui à ce point disqualifié, dévoyé ? 

Qu'importait l'histoire ! Qu'importait le sort des juifs européens à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle ! Qu'importe que le nazisme lui ait donné toute sa raison d'être ! Qu'importait qu'il n'existât pas de Palestine dans un espace arabe colonisé par l'Empire ottoman ! Peu importait que le mouvement national arabe allât puiser son idéologie chez les nationaux socialistes allemands ou fascistes ! Peu importait que des nazis aient aidé le FLN algérien ! Non la gauche avait pour la Palestine un amour myope, le même qui lui avait interdit de voir la réalité des vertus émancipatrices des goulag soviétique ou chinois. Toute la période des années 70-80 témoigne de ces attitudes qui de la Cause du peuple à Libération en passant par l'Humanité suinte, avec une constante répétition, dès que le feu couve au Proche Orient, de dérapages, d'assimilations, de déni du réel, de projection fantasmatique obéissant à l'imaginaire clivé du monde. Les croyants des "avenirs radieux" projettent sur la complexité proche orientale leurs catégories de lecture du monde. Faut-il entrer dans les détails ? Faut il rappeler que Faurisson séduisit l'ultra gauche libertaire, qu'il eut les honneurs du Monde ? Faut-il rappeler le titre de Libération au moment du sauvetage par Israël des otages retenus à Entebbe en 1976 désignant l'action d'Israël comme une action terroriste? Au mieux Israël n'était qu'un Etat colonialiste, fasciste, terroriste, au pire il était un Etat construit sur une escroquerie majeure, celle de l'invention de leur destruction, la shoah, imaginée par les juifs pour mieux escroquer les peuples arabes et le reste du monde.

C'est de ce salmigondis historique multiple que s'est nourri un Dieudonné. Héritier des délires idéologiques qui l'ont précédé, il a ajouté en surimpression ceux des années 80-90, construit autour du ressentiment post colonial de tous les indigènes de la République ou encore ceux accommodés à la sauce "islamoprogressiste" chère à la pensée émancipatrice de gauche si soucieuse d'éponger ses derniers sanglots d'homme blanc.

Dieudonné est devenu le héros commun de ces mouvances. Ne pas vouloir voir cela, dénier au réel sa réalité, lui opposer des rêves idéologiques constituent une des grandes constantes du lent suicide du vieux monde. Comment réagir ? Interdire les "spectacles" ou les "quenelles"? Il importe de ne pas conférer à Dieudonné le statut de martyr car cela conférerait à ce geste obscène une valeur d'impertinence. On imagine son succès à venir dans tous les territoires perdus de la République. Par contre que la loi s'applique dès que l'incitation à la haine s'exprime.

Le défi que nous posent tous les Dieudonnés réside dans notre capacité à en comprendre la finalité autant que la stratégie. Ne pas percevoir l'enjeu de cette imposture consiste à reconduire le dénigrement stalinien face à la lucidité d'Orwell, Koestler ou Camus. Ne pas comprendre que ce sont nos libertés qui sont visées à travers Israël, consiste à reconduire le même aveuglement devant les vertus pacifiques d'Hitler. Ne pas comprendre que c'est l'identité européenne qui est visée à travers les juifs, consiste à reconduire l'esprit de Munich. Plus loin à l'Est dans ce fond de Méditerranée, la ligne de front qui nous protège se nomme Israël, seul Etat membre de l'ONU menacé ouvertement de destruction par un autre Etat membre de l'ONU. Qui massacre qui au Proche Orient ou dans le monde arabe aujourd'hui ?
En Europe c'est autour du nom juif que se situe la ligne de front. Elle incarne une résistance symbolique que beaucoup s'acharnent à détruire. La portée de ce mot dépasse de très loin son seul signifiant. C'est bien la raison pour laquelle certains s'ingénient à l'attaquer pour lui ôter toute légitimité à être. Si le nom "juif" venait à être illégitime en tant que catégorie vide de sens, l'idée de peuple qui rassemble les noms qui le constituent deviendrait elle aussi illégitime. Qu'est ce qu'un peuple sinon le rassemblement des "noms" qui se reconnaissent en lui ? En délégitimant le peuple c'est bien la légitimité de l'Etat qui le protège qui est mise en cause. Ce processus de destruction symbolique est devenu l'arme ultime d'un effacement déjà tenté dans l'histoire.

Quand Dieudonné et ses amis s'attaquent aux juifs, au signifié Juif, à la légitimité de l'Etat d'Israël, c'est au statut de l'homme libre, acteur de sa vie, maitre de son destin qu'ils s'attaquent.

Michèle Tribalat (démographe), Pascal Bruckner (écrivain), Dr Richard Prasquier (Président d'honneur du CRIF) Jacques Tarnero (essayiste)
Le Huffington Post, 3 janvier 2014