Bassma Kodmani
La politologue syrienne explique au
Point.fr pourquoi l'accord de Genève éloigne toute solution politique et risque
d'aggraver la situation sur le terrain.
Le monde entier a salué l'accord américano-russe de
Genève sur le désarmement de l'arsenal chimique de Bachar
el-Assad, à une exception près : l'opposition syrienne. En effet, la
Coalition nationale syrienne (principale instance représentative de
l'opposition, NDLR), qui voyait dans les frappes occidentales une occasion
inespérée de renverser le cours du conflit en sa faveur, paraît aujourd'hui
d'autant plus fragilisée par le spectaculaire rétropédalage occidental. Ce
n'est donc pas un hasard si le chef militaire de la Coalition, le général Sélim
Idriss, a rejeté l'initiative de Genève, jurant qu'il continuerait à se
"battre jusqu'à la chute du régime".
Membre fondatrice du Conseil national syrien, première
instance représentant l'opposition syrienne à l'étranger, avant de démissionner
en août 2012, la politologue syrienne Bassma
Kodmani, directrice de l'Initiative arabe de réforme,
explique au Point.fr pourquoi l'accord de Genève risque à terme de condamner la
Syrie
au démembrement.
Le Point.fr : L'opposition syrienne est-elle la
principale perdante de l'accord russo-américain ?
Bassma Kodmani : Je pense qu'il existe une très grande inquiétude
quant aux perspectives d'un processus de désarmement chimique qui s'enliserait
et qui n'aurait pas de date limite claire. Car le calendrier qui serait de neuf
mois paraît totalement effrayant. Pour l'opposition, ce sont neuf mois
d'aggravation de la situation sur le terrain. Sans compter que les engagements
prévus par l'accord demeurent extrêmement vagues sur ce qu'il adviendrait par
la suite, à supposer que les Russes soient fermes. Or, nous n'avons aujourd'hui
aucune garantie quant à la volonté réelle de Moscou de coopérer pour traiter la
problématique politique et même humanitaire. Ce qui intéresse l'opposition, ce
n'est pas tant la capacité de la communauté internationale à réaliser avec
succès le désarmement chimique, c'est surtout que celle-ci impose un arrêt de
l'utilisation de l'aviation, des missiles, bref de tout l'armement lourd qui
est à l'origine de 95 % des destructions et des morts.
Comment expliquez-vous cette focalisation des
Occidentaux sur la question du chimique, alors que les bombardements
conventionnels se poursuivent ?
Il existe chez les Syriens une grande crainte quant à
un désintérêt des diplomates occidentaux pour l'aspect politique, puisque leur
attention serait maintenant uniquement concentrée sur l'aboutissement du
processus de contrôle des armes neurotoxiques. Je pense que cette focalisation
sur le chimique est motivée par une recherche désespérée d'un terrain de
coopération avec la Russie. Et j'ai bien peur que cette coopération soit
devenue plus importante que la question syrienne. C'est en tout cas devenu la
priorité du président Obama, qui est d'ailleurs très heureux aujourd'hui de
voir Moscou lui sauver la face en se contentant d'une collaboration limitée au
dossier chimique. Il est incontestable qu'il vit la crise syrienne comme une
source d'irritation et non comme une question vitale. Ce n'est pas le cas de la
France, qui comprend la gravité de cette crise et ses conséquences pour la
région et pour l'Europe.
Justement, en France, l'opinion publique reste
majoritairement opposée à toute intervention en Syrie. En quoi cette crise
pourrait-elle être dangereuse pour le Vieux Continent ?
Nous avons affaire à un régime dangereux, et tout ce
qui se produit dans la région a des répercussions directes pour l'Europe. La
crise a provoqué un afflux sans précédent de réfugiés dans les pays voisins,
mais aussi vers l'Europe. Ensuite, il ne faut pas oublier que la France détient
des sources d'énergie vitales au Moyen-Orient et a des intérêts stratégiques
dans le Golfe, qui pourraient être affectés. Enfin, il pèse sur l'Europe des
risques sécuritaires. Ce qui se passe en Syrie produit une radicalisation et
fabrique de l'extrémisme.
Comment l'expliquez-vous ?
La dureté de la répression par le régime et l'abandon
de la communauté internationale font que le discours des extrémistes gagne en
crédibilité. Le monde semble abandonner la population syrienne au tortionnaire
qu'est Bachar el-Assad. Ainsi, tous les discours qui invoquent les valeurs
démocratiques, une Syrie pacifique qui coopérerait avec la communauté internationale,
perdent de leur crédibilité aux yeux de beaucoup de combattants qui tutoient au
quotidien la mort.
Une étude publiée mardi
par l'institut de défense IHS
Jane's affirme que les djihadistes forment près de la moitié des
forces rebelles. Ce chiffre est-il exagéré ?
Le problème est mal posé. La question est surtout de
savoir pourquoi les Syriens ont rejoint des groupes extrémistes. S'il ne fait
aucun doute que la direction du Front al-Nosra, et de l'État islamique en Irak
et au Levant (deux influents groupes djihadistes, NDLR), remonte à al-Qaida,
ils ne parviennent à recruter des combattants en Syrie que grâce à leur argent
et aux armes. Les Syriens ne se sont pas transformés en djihadistes du jour au
lendemain. Ces jeunes rejoignent de tels groupes, car ceux-ci disposent de
moyens financiers qui s'avèrent décisifs sur le terrain. Les Syriens n'ont rien
à faire de l'établissement d'un État islamique. Leur problème est de se battre,
d'avoir des munitions et de pouvoir survivre. On observe une très grande
fluidité entre tous ces groupes en fonction des moyens dont ils disposent.
C'est dramatique à dire, mais seuls ces groupes extrémistes ont aujourd'hui la
capacité de nuire au régime.
Mais il y a également beaucoup de djihadistes
étrangers en Syrie.
Ils ne sont qu'une petite minorité. L'arrivée de ces
combattants étrangers en Syrie a d'ailleurs été favorisée par le régime. Et il
est très intéressant de noter que l'armée syrienne ne les cible jamais. Il est
évident que ces étrangers doivent s'en aller. Les Syriens n'en veulent pas et
manifestent tous les jours contre eux.
Laurent Fabius a tout de même annoncé lundi
l'organisation d'une nouvelle conférence internationale des Amis de la Syrie
pour renforcer l'opposition.
Cette approche, qui dure depuis deux ans et demi, est
clairement insuffisante. Il n'y a pas d'autre solution avec ce régime que celle
de la contrainte forte. C'est lorsque l'on a agité la menace crédible de
frappes militaires imminentes que la Russie a immédiatement bougé et que le
régime syrien a voulu se racheter un peu d'espace pour continuer à agir. Le problème
n'est pas d'annoncer que l'on va aider diplomatiquement la Coalition nationale
syrienne (CNS). Le vrai problème, c'est la façon de contraindre ce régime à
cesser la violence, ainsi que de donner à l'opposition les moyens de lui faire
face. Nous sommes exclusivement dans un rapport de force qui doit être redressé
pour que le processus politique devienne possible. L'aide civile, notamment
apportée par la France, est vitale, mais complémentaire.
De quels moyens parlez-vous ?
Il ne s'agit pas seulement d'armer l'opposition mais
également de regrouper toutes les forces démocratiques s'engageant sur un
programme d'armée nationale et sur un plan de sécurité cohérent. Ces
combattants devraient être payés. Tous ces phénomènes qui se développent sur le
terrain, que ce soit l'extrémisme ou l'émergence de chefs de guerre, sont dus
en grande partie à l'absence de revenu fiable pour les combattants. Il faudrait
donc mettre en place une stratégie globale incluant évidemment de l'armement
efficace. Or, rien de significatif n'a été fait jusqu'à ce jour.
Mais la France et les États-Unis ont récemment annoncé
qu'ils avaient décidé de renforcer l'aide militaire à l'opposition.
Rien de décisif n'est encore parvenu. Rien qui
permette, en tout cas, de changer la donne sur le terrain. Cela fait un an et
demi que l'Armée syrienne libre (ASL) réclame la livraison d'armes défensives
contre les chars et les avions, seul moyen de protéger efficacement la
population. Or, rien n'a été livré, en raison du veto américain. Pourtant, la
bataille est aujourd'hui exclusivement d'ordre militaire et c'est dans cette
lutte qu'il faut peser pour en influencer l'issue. La dérive a été souhaitée
par le régime et favorisée par ses alliés. Par exemple, les régions du nord
libérées sont sans cesse pilonnées par le régime pour empêcher que la
population s'organise, qu'elle bâtisse des institutions et qu'un gouvernement
de l'opposition puisse s'y installer. C'est donc dans le cadre de cette
bataille qu'il faut intervenir. La stratégie est de choisir des groupes
démocrates dont on connaît l'orientation politique, et c'est alors que l'on
pourra seulement espérer une issue démocratique. Ils existent au sein des
groupes modérés et démocratiques avec lesquels il est possible de travailler.
Nous avons pris le soin de les identifier dans un rapport que nous venons de
publier, basé sur un travail minutieux sur le terrain. Il ne faut
pas laisser des groupes de l'ASL être financés par des sources multiples venant
de pays qui ne sont eux-mêmes pas particulièrement attachés aux valeurs
démocratiques.
Mais armer les rebelles modérés, n'est-ce pas nourrir
la guerre civile ?
De toute façon, des armes et de l'argent entrent déjà
en Syrie, sauf qu'ils viennent de mauvaises sources et financent les mauvais
groupes. Or, il n'y a rien aujourd'hui pour contrebalancer l'influence de ces
sources de financement et de ces groupes radicaux. Si l'on apporte une aide
stable à ces groupes démocratiques, un grand nombre de combattants les
rejoindront.
Certains experts occidentaux affirment qu'il n'y a
plus de bonne solution concernant la Syrie. Ne pas agir conforterait Bachar
el-Assad dans sa répression féroce de l'opposition, mais des frappes ciblées
comportent également des risques d'embrasement de la région, d'autant plus que
l'après-Assad est menacé par l'omniprésence des djihadistes en Syrie.
C'est en attendant aussi longtemps sans action
décisive que l'on a rendu la situation aussi complexe. Il y a deux ans, cela
aurait été beaucoup plus facile à régler. Or, jour après jour, on voit comment
la situation se détériore du fait de cette même inaction. Il est certainement
beaucoup plus difficile d'agir aujourd'hui, et il le sera peut-être impossible
dans six mois. C'est pour cela que le processus de désarmement chimique de neuf
mois équivaut à condamner la Syrie au démembrement.
On parle beaucoup de la victoire diplomatique de
Poutine et du soulagement de Barack Obama. Mais le véritable vainqueur de
l'accord américano-russe n'est-il pas Bachar el-Assad lui-même ?
Si cet accord ne comprend que ce qui a été
publiquement présenté, alors, oui, le processus engagé offre un sursis non
négligeable à Bachar el-Assad et le réhabilite même aux yeux de la communauté
internationale. Or, paradoxalement, c'est en le réintégrant comme partenaire
dans un processus de démilitarisation chimique, puis peut-être de futur
partenaire politique, qu'il peut être le plus dangereux. Dès l'instant où il
aura repris la main sur le terrain, Bachar el-Assad sera capable de se montrer
particulièrement virulent à l'extérieur de la Syrie. Quarante ans de pouvoir
des Assad sont là pour en témoigner. En revanche, la cohésion politique du
régime et sa capacité de nuire auraient été considérablement réduites en cas de
frappes chirurgicales sur ses sites militaires.
Avec un Bachar el-Assad politiquement réhabilité,
l'idée d'une seconde conférence internationale de la paix (Genève 2), martelée
par la communauté internationale, a-t-elle encore un sens ?
La poursuite d'un processus politique et la tenue
d'une conférence à Genève sont urgentes, bien plus que le processus de
désarmement chimique. Mais il ne faudrait pas que celui-ci permette à la Russie
ou au régime syrien d'exiger une révision des conditions posées depuis 2012 par
l'opposition pour la (première, NDLR) conférence de Genève, à savoir que Bachar
el-Assad doit être défait de toutes ses prérogatives et qu'un gouvernement de
transition soit investi de tous les pouvoirs.
Le Point.fr, 17 septembre
2013