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01 septembre 2021

Talibans 2.0 par Albert Naccache

 

L'abandon brutal de l’Afghanistan par les États-Unis vient achever une guerre déjà perdue depuis longtemps. Les talibans viennent de liquider un régime et une armée minés par la trahison et la corruption et peuvent s’enorgueillir d’avoir chassé les Américains et leurs alliés occidentaux. L’évacuation des civils se fait dans des conditions dramatiques.


 

Dans le bourbier afghan, les Etats-Unis ne laissent pas seulement leur honneur, comme en 1975 à Saigon, mais leur crédibilité», explique le chroniqueur Dominique Jamet [1]. Mais pour les Talibans, la guerre est finie. Lors de leur première conférence de presse à Kaboul, les talibans ont assuré que la guerre était terminée, que tous leurs adversaires seraient pardonnés et que les femmes seraient respectées selon «les principes de l'islam». Ils avaient auparavant annoncé une amnistie générale pour tous les fonctionnaires appelant chacun à reprendre ses «habitudes de vie en pleine confiance».

Tout autour du pays, les chancelleries s’activent. La Chine, la Russie, l’Iran n'ont pas fermé leurs ambassades, au contraire ils indiquent leur volonté de normaliser les relations avec les talibans perçus comme des interlocuteurs légitimes. Satisfaite de l’humiliation américaine, la Chine a indiqué qu’elle souhaitait des «relations amicales» avec les talibans. La Chine avait fourni une partie importante des armes qui ont servi à la conquête du pays. La Russie a estimé que les assurances des talibans en matière de liberté d'opinion constituaient un signal positif. La Turquie a aussi salué les messages positifs des talibans et les courtise. La Turquie, qui dispose de 500 soldats affectés à la sécurisation de l’aéroport de Kaboul dans le cadre de sa mission au sein l’OTAN, propose de les maintenir sur place après le retrait des forces occidentales. L’OTAN ne prendra aucune mesure de représailles contre cet allié indélicat.

En France, c’est déjà la logique opportuniste du Quai d’Orsay qui l’emporte. «Il faut dialoguer avec les talibans, sinon ce sont les plus radicaux qui vont l'emporter» déclare le diplomate Jean-Yves Berthault. Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian ne veut pas fermer la porte au dialogue avec les talibans. «Ce n’est pas la même génération» que ceux qui contrôlaient le pays entre 1996 et 2001, a-t-il indiqué mardi à Radio France. «Ils déclarent vouloir acquérir de la respectabilité, de l’honorabilité. Ils ont annoncé qu’ils respecteraient les droits acquis au cours des 20 dernières années en Afghanistan». En fait la France ne dispose d’aucune liberté de manœuvre.


Les talibans ont certes évolué depuis les années 1990 en modernisant notamment leurs rapports à l’étranger et à la technologie, en tolérant l’usage de la télévision ou des téléphones. Ainsi leurs porte-paroles n’hésitent plus à publier déclarations et communiqués de presse sur les réseaux sociaux. Mais ils veillent scrupuleusement au respect de leurs règles fondamentalistes.

Le mouvement est au départ essentiellement constitué de Pachtounes, l’ethnie majoritaire du pays. Le noyau du groupe reste constitué de cléricaux issus des madrasas, les écoles coraniques pakistanaises qui continuent jusqu’à aujourd’hui de représenter un vivier de recrutement majeur du groupe. Talib ou taleb signifie étudiant en arabe. Près de 80. 000 soldats sont en grande partie recrutés parmi la population locale. Mais ils bénéficient des bases arrière mises en place par les talibans au Pakistan, qui permettent l’entraînement des recrues et le soin des soldats blessés dans des hôpitaux pakistanais.

Adam Baczkochercheur à Sciences-Po Paris et auteur d’un ouvrage à paraître sur les 

 «C’est un mouvement armé, qui possède une vision très moralisante de la société, qui insiste sur la centralité du droit et de la vision qu’il en a – la charia – notamment grâce à ses tribunaux». Un extrait du documentaire Afghanistan : vivre en pays taliban, diffusé sur Arte, illustre le contrôle perpétuel des mœurs en territoire taliban par les patrouilles de la police du «ministère pour la promotion de la vertu et la répression du vice» : «La première chose qu'on fait [en arrivant dans un village], c'est fermer l'école, car elle suit le programme scolaire du gouvernement afghan, explique un commandant taliban. A la place, on installe nos propres écoles religieuses qui suivent notre programme et forment les talibans». 

«Ce sont des islamistes sunnites extrêmement conservateurs, dont le but est d'avoir un véritable gouvernement islamique, un État et une société basés sur une interprétation bien plus stricte de l'islam», précise Ashley Jackson sur Franceinfo.

Chercheur à l'Institut royal supérieur de défense (IRSD), Nicolas Gosset n’a guère de doute, selon lui, sur le type de gouvernance qu'ils vont privilégier : «L'Afghanistan actuel est déjà une république islamique. Quand des personnes me disent craindre l'instauration de la charia dans le pays sous le régime taliban, je réponds que la loi islamique y est déjà d'application. Ce que les insurgés veulent imposer comme gouvernance, c'est leur conception ultrarigoriste de la charia. Ils vont expurger le pays de toute influence moderniste. Les témoignages qui commencent à filtrer depuis les régions d'Afghanistan qu'ils contrôlent indiquent la persistance de schémas islamistes hyperconservateurs : ils imposent aux femmes l'interdiction de travailler, de se déplacer dans l'espace public sans être accompagnées d'un familier masculin. Les écoles non religieuses doivent fermer leurs portes. Les radios et les télévisions, interdites entre 1996 et 2001, sont cette fois autorisées, mais elles ne peuvent plus diffuser des voix de femmes et de la musique en dehors des chants religieux et prières». [2]

Les hommes devraient garder une barbe longue, assister aux prières sous peine d'être battus et seraient contraints de porter l'ample vêtement traditionnel, le salwar kameez. Le groupe continuera de recourir à des méthodes brutales : mains coupées pour les voleurs, exécution des homosexuels, exécutions sans procès, pendaisons publiques et refus des droits égaux pour les femmes. «L’immoralité, l’indécence et la circulation d’une culture non islamique s’est étendue au nom des droits des femmes», avait déclaré en 2019 Shir Mohammad Abbas Stanikzai, l’un des principaux négociateurs du groupe. Pour les femmes, port du voile intégral, mariage forcé avec un taliban permis. Les femmes accusées de crimes comme l'adultère sont fouettées et lapidées à mort.

Finances et culture du Pavot

Les talibans s'autofinancent dans les zones tombées sous leur emprise... S'ajoutent à ces ressources les revenus de la contrebande, du racket, des rançons, du trafic d'œuvres d'art et de la drogue... Ils sont aussi financés par certains donateurs du Golfe, grandes fortunes ou fondations de charité islamistes. 

L'argent de la drogue est une source de financement considérable (entre 3 et 6 milliards de dollars selon le cours de l'opium). La culture du pavot fait vivre le tiers de populations agricoles. 90% de l'opium, et par conséquent de l'héroïne consommée dans le monde, vient d'Afghanistan.


La modernité de Kaboul 2.0

Kaboul est une ville de six millions d'habitants culturellement dynamique, avec ses dix universités, ses médias, ses nombreuses ONG. Les bigots talibans vont imposer à des pans entiers de la société afghane leurs vues restrictives, ce qui pourrait susciter de la violence. Les victimes de leur intégrisme intransigeant seront surtout les femmes, les classes moyennes urbaines, les professions intellectuelles.  L’exemple de l’Iran prouve que le retour au moyen-âge est possible avec l’élimination de la classe moyenne.

Pour Bertrand Vergely et Edouard Husson [3] : «La prise de Kaboul par les talibans est un événement très grave. …s’agissant du message qui est lancé, il importe d’ouvrir les yeux. Il y a quelques années, le maire musulman d’une ville belge a clairement expliqué devant les caméras que cela prendrait le temps que cela allait prendre mais au bout du compte l’islam allait prendre le pouvoir. «S’il faut cent ans, nous saurons attendre cent ans», n’a pas hésité à dire ce maire. L’Occident a commencé par faire mine de ne pas entendre. Puis, quand ce propos est revenu sur le devant de la scène, ceux qui le tenaient ont été traités de complotistes, d’islamophobes, de complices nauséabonds de l’extrême-droite. Dans cet élan de tolérance envers l’islamisme, certaines militantes féministes d’extrême gauche sont allées même jusqu’à défendre le voile islamique au nom de la liberté de la femme musulmane. Au point qu’Elisabeth Badinter a pris la plume afin de leur rappeler la violence qui se cache derrière le voile.  Aujourd’hui, avec la prise de Kaboul, le message lancé par le maire belge musulman est en train de se réaliser…. Aujourd’hui après 42 ans de guerre, leur acharnement a payé. Ils ont gagné. Ils ont compris que l’on gagne à l’usure. Pour l’Occident, le message est clair. L’islamisme triomphera à l’usure. En rentrant à Kaboul, les talibans ont mis fin au sentiment de sécurité de l’Occident avec un message clair : «Regardez-nous bien. Les prochains que nous aurons à l’usure, ce sera vous».

La chute de Kaboul, un “coup de fouet” donné aux islamistes radicaux

Les médias arabes sont largement d’accord pour considérer que la victoire des talibans risque de provoquer un regain de l’islamisme radical. C’est un «coup de fouet vicieux pour ranimer l’islamisme radical», déplore également l’éditorialiste Mashari Al-Thaydi dans le titre saoudien Asharq Al-Awsat. «Le danger n’est pas seulement que [les talibans] accueillent Al-Qaida ou d’autres organisations du même genre. Le danger est surtout qu’on crée une version sunnite du régime iranien khomeyniste. Le président des talibans se veut un commandeur des croyants au même titre que le guide suprême iranien».

Un signal d’alarme pour Israël

 «La chute de Kaboul est un signal d'alarme pour l'establishment de la sécurité israélienne afin qu'il commence à sortir des sentiers battus » Ben-Dror Yemini [4]. Concluons avec Jonathan S. Tobin [5] : «Disgrâce. Le coût de la disgrâce n'est pas bon marché. Les Américains surmonteront l'humiliation qu'ils peuvent ressentir face à la catastrophe en Afghanistan. Mais des alliés comme Israël doivent tirer des conclusions sur le déclin des États-Unis en tant que puissance mondiale. …Les Israéliens, doivent à juste titre se demander comment ils peuvent s'appuyer sur un gouvernement comme celui dirigé par Biden alors que les menaces d'autres islamistes - comme le régime iranien, ses alliés et ses auxiliaires - continuent de se renforcer». 

[1] Valeurs Actuelles, 17 août 2021.

[2] Vif/L'Express 17/08/21 Belgique

[3] Atlantico 18/8/21

[4] Ynet 16.08.21

[5] JNS Jewish New Syndicate-16 août 2021

 

Albert Naccache

Temps et Contretemps, 25 août 2021