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27 août 2021

Pour la championne iranienne Mitra Hejazipour, la liberté au bout de l’échiquier


 Mitra Hejazipour

Portrait

Grand maître d’échecs, Mitra Hejazipour a osé, en 2019, concourir sans foulard alors qu’elle jouait sous les couleurs de l’Iran. Une audace qui lui a valu d’être exclue de son équipe nationale. Elle vient d’obtenir l’autorisation de représenter la France, où elle s’est exilée, dans les compétitions internationales.

Mitra Hejazipour est l’incarnation d’une force tranquille. Grande et élancée, cette championne iranienne d’échecs qui, depuis fin juin, peut jouer sous les couleurs de la France, se tient droite et parle avec grâce. Difficile d’imaginer que, à seulement 26 ans, cette même jeune femme a pris une décision qui lui vaut aujourd’hui l’impossibilité de retourner dans son pays natal, l’Iran, où vivent encore ses parents et sa petite sœur.

Le 25 décembre 2019, au championnat du monde de blitz (des parties très rapides), à Moscou, Mitra Hejazipour, membre de l’équipe nationale iranienne, décide de ne pas porter de foulard – obligatoire en République islamique d’Iran. Sa photo, les cheveux noirs attachés en queue-de-cheval, largement partagée sur la Toile, crée un tollé. Prise de court, la Fédération iranienne d’échecs annonce d’abord que Mitra Hejazipour ne fait pas partie de l’équipe iranienne. Finalement, la jeune femme est exclue de son équipe, pour « non-respect des lois ».

« L’hypocrisie au sein de la fédération et l’obligation pour nous, joueurs, de participer à des cérémonies étatiques me pesaient. J’avais toujours une voix intérieure qui me répétait : “Il y a quelque chose qui ne va pas.” » Mitra Hejazipour

« A l’époque, à l’invitation du club d’échecs de Brest, je vivais temporairement dans cette ville et je jouais pour eux, sans foulard [elle n’avait pas encore quitté définitivement l’Iran], explique d’une voix douce Mitra Hejazipour, âgée aujourd’hui de 28 ans, dans un café parisien. Je suis contre l’obligation de porter le voile. La fédération iranienne n’arrêtait pas de m’envoyer des messages pour me mettre en garde, me répétant qu’il fallait le porter, faute de quoi je serais renvoyée. Au championnat du monde, en Russie, je ne voyais pas la nécessité de continuer cette hypocrisie. Pourquoi devais-je toujours m’adapter à leurs exigences alors que nous, les joueurs d’échecs, payions toujours nous-mêmes nos voyages et que la fédération ne nous accordait guère d’attention ? »

En se dévoilant, Mitra Hejazipour est ainsi devenue la deuxième championne iranienne à être interdite de jouer pour l’équipe nationale, après Dorsa Derakhshani. Cette dernière, exclue en 2017, concourt désormais pour les Etats-Unis.

Les forces de la rébellion

Chez Mitra Hejazipour, les forces de la rébellion sont profondes. Son père, ingénieur en génie civil, lui a appris non seulement les échecs, mais aussi la nécessité de ne jamais accepter une parole illogique ou injuste. « Il a semé la graine, glisse la titulaire du titre de grand maître international féminin, obtenu en 2015, distinction la plus prestigieuse qu’une joueuse d’échecs puisse obtenir, en dehors du titre de champion du monde. Plus tard, les échecs m’ont donné l’occasion de voyager à l’étranger, de rencontrer des gens d’ailleurs. Et cela m’a permis de m’ouvrir l’esprit. De plus en plus, l’hypocrisie au sein de la fédération et l’obligation pour nous, joueurs, de participer à des cérémonies étatiques me pesaient. J’avais l’impression que mon caractère était en train de se déformer. J’avais toujours une voix intérieure qui me répétait : “Il y a quelque chose qui ne va pas.” J’ai donc compris qu’il fallait arrêter. »

« Les meilleurs moments sont ceux que tu passes avec le vent qui fait voler tes cheveux. »

Un autre événement a été décisif pour Mitra Hejazipour : durant l’hiver 2018, des femmes iraniennes montaient sur des armoires électriques installées sur les trottoirs et levaient leur foulard en guise de contestation. « J’ai été bluffée par leur audace, soutient la championne. Je me demandais pourquoi je n’avais pas la même force, alors que je savais que l’obligation pour les femmes de se couvrir la tête était un outil utilisé par le système politique iranien pour exercer une pression sur elles et les empêcher de grandir. Ce mouvement a été pour moi comme une claque. »

A l’époque, Mitra Hejazipour a même publié sur sa page Instagram une photo d’elle sans voile, avec ce message : « Les meilleurs moments sont ceux que tu passes avec le vent qui fait voler tes cheveux. Que c’est douloureux lorsque tu emprisonnes tes cheveux dansants dans un tissu. L’âme meurt lorsqu’elle est mise en prison après avoir goûté à la liberté. » Son acte ne reste pas sans conséquence. Sous la pression des autorités, elle se voit contrainte de retirer son post. Mais, têtue, elle le remplace par cette citation de Martin Luther King : « Nos vies commencent à se terminer le jour où nous devenons silencieux à propos des choses qui comptent. »

Repartir à zéro

Depuis son apparition sans voile, la jeune femme a reçu de nombreux messages qui saluent son acte. « Certains me disaient que mon geste a été une source d’inspiration », se souvient-elle. Sachant qu’elle ne pourrait plus retourner en Iran, Mitra Hejazipour s’est construit une vie en France, toute seule, partant de presque zéro. Elle a appris la langue, qu’elle ne connaissait pas, en très peu de temps.

« Un Iranien vivant à l’étranger doit rester une source de fierté pour ses compatriotes. Et peu importe la couleur du drapeau sous lequel on concourt. »

Déjà titulaire d’une licence en sciences du sport à l’université de Téhéran, elle a décidé de changer de domaine et a commencé une licence d’informatique à l’université de Brest. Elle l’a terminée en deux ans, au lieu de trois. « L’informatique, a priori, est un domaine où il sera plus facile pour moi de trouver du travail », glisse la jeune femme, pragmatique.

Fin juin, la Fédération française des échecs a accueilli la championne iranienne dans ses rangs. Désormais, Mitra Hejazipour pourra jouer sous les couleurs de la France, tout comme un autre joueur d’échecs iranien, Alireza Firouzja. Agé de 18 ans, ce titulaire du titre de grand maître international en 2018 vient d’obtenir la nationalité française. Mitra Hejazipour, elle, n’a pas encore entamé cette procédure. Pour l’instant, elle préfère se concentrer sur sa prochaine installation à Paris, en septembre, pour étudier à l’école d’ingénieurs Efrei.

Mitra Hejazipour est la deuxième championne d’échecs iranienne à avoir subi les foudres de la fédération de son pays. Sébastien Leban pour M Le magazine du Monde

Elle travaillera également en alternance dans une entreprise spécialisée en intelligence artificielle. « J’espère ensuite pouvoir jouer pour l’équipe de France et participer aux compétitions internationales, souffle-t-elle. De 6 à 26 ans, j’ai joué de manière professionnelle aux échecs, ce que je n’ai pas pu faire ces deux dernières années. C’est très difficile d’être loin de ce qu’on aime. »

La fuite des athlètes

Les échecs ne sont pas le seul domaine ayant connu une défection de compétiteurs en Iran. La liste est longue. En 2020, la seule médaillée olympique du pays, la taekwondoïste Kimia Alizadeh, avait annoncé quitter le pays, fuyant ainsi « l’hypocrisie », « le mensonge » et « la corruption » de la République islamique. Depuis, elle vit en Allemagne. Cet été, aux Jeux olympiques de Tokyo, l’Iranienne de 23 ans fait partie de l’équipe des réfugiés et a fini à la quatrième place de sa discipline.

Le 25 juillet, elle l’a d’ailleurs emporté face à son ancienne coéquipière en équipe d’Iran, Nahid Kiyani. « C’était triste de voir deux Iraniennes combattre l’une contre l’autre, explique Mitra Hejazipour. Kimia m’a fait penser à moi : toutes ces pressions qu’elle a dû subir depuis son exil, pour apprendre la langue, pour recommencer sa vie à zéro. Beaucoup de monde en Iran attendait qu’elle perde pour pouvoir dire : “Regardez comment elle a fini, parce qu’elle a quitté l’Iran.” Mais elle a prouvé de quoi elle est capable. Un Iranien vivant à l’étranger doit rester une source de fierté pour ses compatriotes. Et peu importe la couleur du drapeau sous lequel on concourt. »

Ghazal Golshiri

Le Monde, 30 juillet 2021